samedi 31 mai 2008

Que des hommes...


- Mais!... Il n'y a que des hommes!!

Elle a raison. Il n'y a que des hommes. Treize d'entre eux, plus un enfant de sexe mâle, ce qui fait presque quatorze. Alain Daniel, le directeur de l'hôpital, bien calé dans son fauteuil, un peu de guingois, la tête appuyée au dossier affiche un sourire satisfait. C'est bon signe. Les sept autres participants qui sont avec lui ont l'air contents eux aussi. Il y a là deux ou trois directeurs adjoints, les deux directrices des soins, probablement un comptable, et la jeune femme qui voit des hommes partout, une infirmière en chef ou quelque chose comme ça.

- Le vrai tableau fera quelle taille?
- 2 mètres cinquante sur 1 mètre vingt-cinq

Alain Daniel hoche la tête en mesurant le mur du regard. La salle de réunion qui jouxte son bureau n'est pas très grande et le mur du fond ne fait pas beaucoup plus de trois mètres. Le tableau va donc occuper presque toute la surface. Lorsqu'il avait évoqué la possibilité de le décorer on avait tout d'abord pensé à accrocher plusieurs petits tableaux, peut-être une série de scènes de Mayotte puisqu'il aime bien les scènes de Mayotte et que telle était son idée de départ. Lorsque j'ai vu la salle de réunion j'ai tout de suite pensé occuper tout le mur du fond parce qu'un grand tableau transforme véritablement l'espace d'une petite pièce, tandis que des petits formats se contenteraient de l'habiller, plus ou moins bien, façon cache-misère. Lorsqu'il occupe tout un mur un grand tableau joue à peu près le rôle d'une bibliothèque ou d'un vaisselier; il a la présence d'un meuble. Et je ne suis pas mécontent lorsque mes tableaux ont la présence d'un meuble.

-Moi j'aime bien, dit le directeur.

Ses collaborateurs aussi semble-t-il, qui sourient et rêvassent en parcourant ma maquette.

- Mais!... Il n'y a que des hommes!!!

Quelques têtes se tournent vers la nouvelle jeune chef, quelques sourcils se froncent. La jeune chef regarde à droite, à gauche, en quête d'un soutien, puis me fixe d'un air sévère. Elle vient à peine d'arriver, me dira-t-on plus tard. Directement de Lyon, premier séjour Outre-mer, une pointure dans sa discipline, j'ai oublié laquelle, réanimation peut-être, pleine d'énergie, de dynamisme, venue à Mayotte pour faire avancer les choses, qui en ont bien besoin, et faire avancer les choses ça veut aussi dire que les femmes sont les égales des hommes, c'est vrai ça, supérieures même dans bien des secteurs s'il faut en croire la rumeur, qu'elles ont donc leur place, toute leur place toujours et partout et dans cette maquette il n'y a que des hommes. Il y a donc quelque chose qui ne va pas.

- Tu nous fais ça quand?
- Je vous le promets pour dans trois mois.
- Très bien; je suis d'accord.

L'assistance se détend, des gorges se raclent, des épaules se relâchent, des postérieurs s'ébrouent, des compliments et des questions surgissent; vous avez fait la mer et je ne vois pas de bateau?! Ah si on voit une pirogue! Mais elle est loin! Vous allez peindre à l'huile? Sur toile ou sur panneau? Vous avez déjà fait le dessin? Vous peignez d'après photos? Ces hommes, vous les connaissez? C'est un vulé? Ils grillent quoi? Des mabawas? La plage, c'est où? Je vois le mont Choungui mais à droite je ne reconnais pas. Vous allez faire quoi de la maquette?

Et moi, je suis sur un nuage. Je n'écoute presque plus. Je suis béat, enchanté, heureux. Tout le monde il est beau tout le monde il est gentil. Même Alain Daniel que je trouvais jusqu'à ce jour un peu froid, un peu distant, un peu raide,un peu coincé pour tout dire, quel grand administrateur ne l'est pas, voilà qu'il manifeste tous les symptômes d'un homme de goût.J'avais mésestimé un individu charmant et assurément d'une grande intelligence. La preuve, ma maquette est acceptée, mon tableau va voir le jour. Et pas n'importe quel tableau. Un tableau dont je rêve depuis que j'ai commencé à dessiner, il y a de ça presque trente ans.

- Mais!... Il n'y a que des hommes!!!!

mercredi 28 mai 2008

Présentation


Premier article, première image, bonjour tout le monde. Un autoportrait pour commencer. Ce qui fait deux avec celui de la page de présentation. Celui en noir et blanc est un travail récent et celui en couleur date déjà de quatre ans.Dans l'intervalle j'ai pris du poids et ça se voit.Tout peintre est un jour tenté par un autoportrait. Rembrandt en a fait quelque quatre vingt. "Il devait être follement amoureux de lui-même" ai-je entendu une visiteuse de musée dire à une autre. C'est possible puisque tout est possible, mais j'en doute très très fort. Et van Gogh? Il était amoureux de sa petite personne lui aussi? Au point s'en doute de se couper une oreille, pour "voir" l'effet que ça faisait, avant de se tirer une cartouche de chasse dans le ventre. L'amour de soi n'est probablement jamais le point de départ d'un autoportrait, même chez Dürer qui était pourtant facilement complaisant. C'est à mon sens un exercice obligatoire pour tout artiste qui se respecte. Il n'est sans doute pas besoin d'en produire autant que Rembrandt et il n'est pas besoin non plus de se couper le nez ou une oreille ni de se crever un oeil pour entrer dans l'histoire de la peinture, mais c'est tout de même un passage obligatoire en ce sens que c'est le seul exercice où, même le plus artificier des peintres ne peut tricher avec sa vérité. Il est là, il se voit, il se fait. Qu'il se fasse beau ou moche n'a pas d'intérêt, il sait ce qu'il fait. Pas moyen d'arranger quoi que ce soit sans le savoir. Pas question d'ignorer une erreur ou une insuffisance. Les prétentions se taisent et il est impossible au peintre de se découvrir autrement qu'en personnage tout à fait ordinaire au fur et à mesure de l'avancement du travail. Un autoportrait est d abord, et peut-être avant tout, un exercice d'humilité. Les artistes ont des ego très développés et ceux qui se targuent d'être modestes ont souvent de bonnes raisons de ne pas se vanter de leur travail. Mais si la modestie ne lui sied pas l'artiste se doit d'être humble. Et il n'est pas obligé de le dire. La modestie est une valeur sociale alors qu'on peut fort bien être humble seul à seul avec soi. L'origine de la force de création sera toujours inconnue à l'artiste, et même au sommet de son art il n'en sera jamais le maître mais toujours l'exécutant, plus ou moins zélé, plus ou moins juste, plus ou moins fidèle.
Je n'ai jamais rien lu sur ce qui pousse les peintres à faire leur autoportrait. A côté de l'exercice obligatoire chaque artiste doit avoir ses raisons à lui de vouloir se représenter. Je connais les miennes. J'ai dû peindre ou dessiner une bonne douzaine d'autoportraits et il y en a au moins dix que j'ai faits lorsque j'étais au plus bas. Envie de rien, et de personne, bien naturellement; confiance évaporée; ce que je fais est laid, ce que je fais est nul, ce que je fais est sans la moindre once de promesse et n'a aucun avenir. Tout étant dépourvu d'intérêt rien n'en aura jamais. Autant en finir tout de suite et s'épargner ainsi les désillusions inévitables et les efforts inutiles. Juste un dernier autoportrait avant de s'emplâtrer dans un big bang final, juste un dernier face à face avec cette tête à claques qui ne m'a jamais causé que des soucis, et puisque je suis incapable de conférer la moindre dose d'éternité à tous ces sujets qui me sont extérieurs, juste voir si la contemplation prolongée de mon petit moi-même peut déboucher sur la création d'un nouvel objet. Encore un autoportrait Monsieur le Bourreau! Puis, une fois le travail commencé, ou à tout le moins une fois que la toile est posée sur le chevalet et le miroir correctement orienté, travailler pour voir si je suis aussi nul que ça, ce qui représente déjà un progrès puisque place a été faite à une question aux dépens d'une morbide certitude. Le drame s'éloigne, l'angoisse attend, toujours la même, toujours aussi puissante, toujours prête à rejaillir, mais elle attend son tour, reléguée à la deuxième place, et dans cet espace ainsi créé la main peut prendre la direction des opérations, et elle prend le temps qu'il lui faut, la main, et je lui laisse tout le temps dont elle a besoin pour mesurer, pour corriger une ligne, rectifier une courbe, effacer, recommencer, insister sur un trait, adoucir une ombre, et peu à peu un visage apparait, le mien, des yeux se révèlent, les miens, et la bouche, pas aussi lippue que je le souhaiterais, mais la mienne, et le nez, plus tordu que je ne me le serais dessiné si j'en avais fait le dessin originel, mais c'est mon nez à moi et tous ceux qui me connaissent vous le confirmeront, et les oreilles qui s'agrandissent avec l'âge semble-t-il, et les cheveux, jamais aussi gris qu'aujourd'hui, et ce cou, opéré, cicatrisé, opéré à nouveau, engraissé au niveau du menton, ah! si je pouvais perdre du poids, et je suis là, plus gauche, plus approximatif, plus hésitant que lorsque je suis dans le miroir, mais plus vivant, et n'est-ce pas ça qui compte? Le miracle s'est une nouvelle fois produit. Le peintre et son autoportrait, à la fois sujet-objet, exécutant-critique, tout cela à la fois, acteur et metteur en scène du plus absolu centrage sur soi-même, qui ne peut ouvrir que sur la mort ou sur une nouvelle étape. Le test est réussi. L'angoisse a reculé dans les coins les plus sombres de mon être, ceux qui n'apparaissent jamais sur le blanc de mes toiles. Je ne suis pas aussi nul que ça puisque j'ai réussi à m'arracher à moi-même. Oh je ne me suis pas fait très souriant, pas cette fois ci, pas encore. J'ai pourtant fait ce que j'ai pu, mais le moyen d'être à la fois concentré et souriant? Je ne suis sans doute ni tout à fait assez vieux ni tout à fait assez sage pour être tout cela en même temps. La prochaine fois peut-être...