- Mais!... Il n'y a que des hommes!!
Elle a raison. Il n'y a que des hommes. Treize d'entre eux, plus un enfant de sexe mâle, ce qui fait presque quatorze. Alain Daniel, le directeur de l'hôpital, bien calé dans son fauteuil, un peu de guingois, la tête appuyée au dossier affiche un sourire satisfait. C'est bon signe. Les sept autres participants qui sont avec lui ont l'air contents eux aussi. Il y a là deux ou trois directeurs adjoints, les deux directrices des soins, probablement un comptable, et la jeune femme qui voit des hommes partout, une infirmière en chef ou quelque chose comme ça.
- Le vrai tableau fera quelle taille?
- 2 mètres cinquante sur 1 mètre vingt-cinq
Alain Daniel hoche la tête en mesurant le mur du regard. La salle de réunion qui jouxte son bureau n'est pas très grande et le mur du fond ne fait pas beaucoup plus de trois mètres. Le tableau va donc occuper presque toute la surface. Lorsqu'il avait évoqué la possibilité de le décorer on avait tout d'abord pensé à accrocher plusieurs petits tableaux, peut-être une série de scènes de Mayotte puisqu'il aime bien les scènes de Mayotte et que telle était son idée de départ. Lorsque j'ai vu la salle de réunion j'ai tout de suite pensé occuper tout le mur du fond parce qu'un grand tableau transforme véritablement l'espace d'une petite pièce, tandis que des petits formats se contenteraient de l'habiller, plus ou moins bien, façon cache-misère. Lorsqu'il occupe tout un mur un grand tableau joue à peu près le rôle d'une bibliothèque ou d'un vaisselier; il a la présence d'un meuble. Et je ne suis pas mécontent lorsque mes tableaux ont la présence d'un meuble.
-Moi j'aime bien, dit le directeur.
Ses collaborateurs aussi semble-t-il, qui sourient et rêvassent en parcourant ma maquette.
- Mais!... Il n'y a que des hommes!!!
Quelques têtes se tournent vers la nouvelle jeune chef, quelques sourcils se froncent. La jeune chef regarde à droite, à gauche, en quête d'un soutien, puis me fixe d'un air sévère. Elle vient à peine d'arriver, me dira-t-on plus tard. Directement de Lyon, premier séjour Outre-mer, une pointure dans sa discipline, j'ai oublié laquelle, réanimation peut-être, pleine d'énergie, de dynamisme, venue à Mayotte pour faire avancer les choses, qui en ont bien besoin, et faire avancer les choses ça veut aussi dire que les femmes sont les égales des hommes, c'est vrai ça, supérieures même dans bien des secteurs s'il faut en croire la rumeur, qu'elles ont donc leur place, toute leur place toujours et partout et dans cette maquette il n'y a que des hommes. Il y a donc quelque chose qui ne va pas.
- Tu nous fais ça quand?
- Je vous le promets pour dans trois mois.
- Très bien; je suis d'accord.
L'assistance se détend, des gorges se raclent, des épaules se relâchent, des postérieurs s'ébrouent, des compliments et des questions surgissent; vous avez fait la mer et je ne vois pas de bateau?! Ah si on voit une pirogue! Mais elle est loin! Vous allez peindre à l'huile? Sur toile ou sur panneau? Vous avez déjà fait le dessin? Vous peignez d'après photos? Ces hommes, vous les connaissez? C'est un vulé? Ils grillent quoi? Des mabawas? La plage, c'est où? Je vois le mont Choungui mais à droite je ne reconnais pas. Vous allez faire quoi de la maquette?
Et moi, je suis sur un nuage. Je n'écoute presque plus. Je suis béat, enchanté, heureux. Tout le monde il est beau tout le monde il est gentil. Même Alain Daniel que je trouvais jusqu'à ce jour un peu froid, un peu distant, un peu raide,un peu coincé pour tout dire, quel grand administrateur ne l'est pas, voilà qu'il manifeste tous les symptômes d'un homme de goût.J'avais mésestimé un individu charmant et assurément d'une grande intelligence. La preuve, ma maquette est acceptée, mon tableau va voir le jour. Et pas n'importe quel tableau. Un tableau dont je rêve depuis que j'ai commencé à dessiner, il y a de ça presque trente ans.
- Mais!... Il n'y a que des hommes!!!!