vendredi 14 novembre 2008
Qu'en penseraient les Mahorais si j'étais noir (3)
ébauche de tableau article 32
Une fois qu’ils m’auraient demandé d’où je venais les Comoriens pourraient fort bien me demander ce que je veux.
Déjà qu’ici on n’est pas très porté sur la représentation du réel il y a aussi le choix des sujets. D’un côté on a tous ces wazungu qui ne font que nous parler de développement, durable ou pas, ce qui veut dire maisons neuves, avec caniveaux, tout à l’égout et permis de construire pour tous, qui nous font envie avec tout ce qu’on voit à la télé, belles voitures whisky et petites pépées à Malibu ou Acapulco et pas une trace de boue sur les mocassins, même quant il pleut à torrents, ce serait quand même pas mal si on pouvait vivre comme ça, il y a aussi toutes ces études que font nos enfants pour arriver à ce niveau, toutes ces publicités pour des machines à laver, robots, fours électriques et autres équipements domestiques, écologiques, performants et qui s’intègrent si bien dans notre espace de vie hi hi hi ! tout l’argent qu’on dépense pour avoir une voiture neuve ou simplement pour avoir l’air, tous ces règlements et contraintes qu’on est bien obligé d’accepter si on veut être département, comme les impôts locaux par exemple, rien que d’y penser lahilaaa ! bref on se lève à cinq heures on rentre à dix-neuf heures, bien après le feuilleton, on dépense une fortune en essence rien que pour aller travailler, on fait tout ce qu’il faut pour être comme tout le monde et on a ce guignol qui n’est même pas d’ici qui vient nous représenter en short et torse nu pour les hommes, comme des vrai matsaha*, assises le cul dans l’eau pour les femmes, occupées à piailler et à faire la lessive ! Et il fait ça en grand, pour que ça se voie bien ! Il nous veut quoi ce négro ? Qui, je vous le demande, QUI veut vivre à nouveau dans une case en torchis avec un toit de feuilles séchées qui prend l’eau et dans lequel se nichent rats et scolopendres ? Nous on n’en veut plus ! On veut bien continuer à manger avec les doigts, assis sur une noix de coco, quand ça nous fait plaisir, on veut bien passer du temps à échanger des potins avec les copines, par beau temps, les fesses dans l’eau en faisant une lessive, mais on n’en veut plus des cases, on n’en veut plus des pistes, on n’en veut plus des dispensaires pourris, on n’en veut plus du travail pieds nus dans les champs, s’il en veut, lui, le négro qui peint, il n’a qu’à aller peindre en Afrique où ils sont tous comme ça, mais pas à Mayotte qui est française, oui, fran-çai-se, on ne le répètera jamais assez ! et en France il n’y a pas de misère comme chez nous, on n’en n’a jamais vu à la télé sinon dans les vieux films, les films d’histoire, mais on s’en fout on ne regarde jamais ces films là et si on continue à aimer la vie simple et au grand air, ce qui est notre droit le plus strict, on n’a pas du tout envie, alors là vraiment pas du tout envie ni d’être photographié ni d’être dessiné, ni d’être vu et contemplé par qui que ce soit qu’on ne connait pas. Nous ce qu’on veut c’est Mayotte qui avance, qui se développe, qui prend des méga distances d’avec les idiots d’à côté, ceux qui n’ont pas fait le bon choix, avant c’était eux qui se la pétaient maintenant c’est nous tant pis pour eux, on ne sera vraiment rassuré que quand Mamoudzou ressemblera à Neuilly. Mettez-moi dans une Ferrari avec les Ray-ban et la Rolex et une passagère canon follement amoureuse de moi, une m’zungu de préférence histoire de joindre l’utile à l’agréable et je veux bien me laisser croquer de long en large quand on veut et par n’importe quel artiste mais torse nu dans mon champ ou les seins à l’air dans la rivière c’est niet sur toute la ligne. Du m’zungu on s’attend à tout ; il nous observe dans notre intimité, il rentre chez nous sans qu’on le lui demande, il édicte les règles, il promène ses chiens en laisse, il pose des tas de questions et il nous peint à poil. Mais bon on supporte parce que primo dès le départ il n’est pas pareil que nous et deuxio c’est lui qui a les sous. L’africain qui peint nous ressemble mais il ne fait pas comme nous et les sous ils sont où ? Ce n’est sûrement pas de l’Afrique qu’ils vont venir. Le m’zungu qui peint on l’ignore. Le noir qui peint on ne lui fait pas confiance.
La taille des Comores, leur culture et l’époque à laquelle on vit accumulent ainsi comme à plaisir les obstacles les plus efficaces à l’émergence de ces « Je » citoyens, des intellectuels, des artistes, tout ce dont rêve Mr el Badawi (une suite à Moroni blues), et imposent à chacun un carcan d’une lourdeur et d’une rigidité telles que tout individu hors normes ne pourra trouver sa voie que dans l’exil.
Le Comorien hors normes partira passer quinze ans en métropole dans l’espoir de se débarrasser de ses chaînes, ne s’en débarrassera bien évidemment pas mais remerciera le Ciel s’il a acquis la force de pouvoir vivre avec elles tandis que, pour très exactement la même raison, et avec les mêmes contraintes, certains blancs, dont je suis, vivront pendant quinze ans un exil africain. Dans mon cas cet exil aura au moins eu le mérite de permettre l’émergence d’un œuvre, ce qui n’est pas rien. Vouloir changer de couleur de peau, même et surtout le temps d’un vernissage serait nier mon exil même et refuser ce qui l’a rendu nécessaire, ce serait refuser de faire face à un des éléments qui me font « hors normes », élément que j’aime ou que je n’aime pas, peu importe, mais qui constitue véritablement ma nature et si je m’obstinais dans un tel déni je m’installerais dans l’erreur, ce qui est fatal pour un artiste, et je m’exposerais plus que je n’exposerais mon travail, ce qui est probablement tout aussi dangereux.
Me teinter en noir pour parler de ma peinture, finalement, ne serait peut-être pas une très bonne idée.
C’eut pourtant été un moyen de rendre le dessin plus acceptable aux Comores puisque, à tous les handicaps énumérés jusqu’ici il s’en ajoute un autre, entré plus récemment dans la psyché comorienne mais installé pour de bon et pour longtemps. A la question : « pourquoi ne dessine-t-on pas d’avantage aux Comores ? » il sera souvent répondu : « parce que c’est un truc de m’zungu. » Bon.
Les Chinois, les Japonais dessinent, beaucoup, très bien et depuis fort longtemps. Le respect qu’ils accordent au dessin ou à la peinture est tel que les meilleures œuvres des plus grands maîtres sont hissées au rang de trésor national. S’il s’en vendait encore un dessin d’Hokusai vaudrait à peu près le même prix qu’un dessin de Léonard.
Si le dessin est un truc de m’zungu les Chinois et les Japonais sont-ils des wazungu comme les autres?
A suivre…
* matsaha : inculte, grossier, sans éducation, sauvage, personnage des bois et des plages, bon à servir mais qui peut quand même se rebeller, on l’a déjà vu, donc s’en méfier, un être insignifiant, même que s’il y en avait moins on ne s’en rendrait pas compte.
Tableau fini
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1 commentaire:
Merci pour cet article...
Je me suis regalée à le lire
Le tableau me plait également !
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