vendredi 14 juin 2024

Mourir à Mayotte

 




Mourir à Mayotte

(ou les mémoires d’un artiste magnégné)



 

 

 

Préface

 

 

 

     Magnégné : mot mahorais connu dans toute la région, qualifiant une action, une personne ou une chose, dont l’état ou la réalisation va de l’approximatif au grand n’importe quoi.

 

 

     Pour un Mahorais, magnégné est toujours péjoratif, voire insultant. Pour un Mzungu* (prononcer M’zoun’gou) c’est un mot comme un autre, amusant à entendre, rien de bien méchant ne pouvant venir d’un mot se terminant en « gnégné ». On n’a jamais entendu parler de massacres-gnégné par exemple, ou d’impôts-gnégné. Au contact de magnégné le Français métropolitain pensera au « gnagna » dont il se sert sitôt qu’il veut déprécier ou se moquer d’un propos qui l’ennuie. Par exemple : 

« N’oublie pas que tu me dois de l’argent ! »

« Gnagnagna ! »

      Magnégné, surtout pour l’expat fraichement arrivé, c’est un peu ça. C’est un mot rigolo. Et qui, en plus, qualifie parfaitement le nouvel univers dans lequel il est plongé dès qu’il met le pied à Mayotte. Magnégné c’est du bricolage, c’est une réparation qui tiendra ce qu’elle tiendra, c’est un toit en tôles qui a des fuites mais qui protège quand même, c’est une cuisine bidouillée dans l’arrière-cour avec les moyens du bord, bref, pour un Blanc qui débarque, le magnégné c’est un mot exotique pour désigner un sous-développement bon enfant. Ce qui ne plait pas du tout aux Mahorais pour lesquels le sous-développement ne peut PAS être bon enfant.

Artiste magnégné donc ; c’est bien le titre que je veux donner à mes mémoires.  Artiste inachevé ? Travaux bâclés ? Dessin approximatif ? Inspiration fluctuante ? Ou bien est-ce une de ces coquetteries dont les artistes raffolent et qui consiste à se dévaloriser dans l’espoir d’être portés aux nues ?

« Je suis un artiste magnégné. Voyez comme c’est triste ! ».

« Mais non voyons, ne dites pas ça, en voilà une idée ! Comment, mais COMMENT pouvez-vous penser une chose pareille ! Vous êtes notre meilleur artiste ! »  

 

     Vers la fin des années 2000 je donnais des cours de peinture, pour faire bouillir ma marmite. Mes élèves étaient alors des wazungu*, des femmes presqu’uniquement, qui venaient les samedis, seul jour où j’enseignais, le matin et l’après-midi. Généralement je leur confiais un petit travail, de dessin ou de peinture, qui devait les occuper pendant les trois heures que durait la leçon ; j’intervenais lorsqu’elles me le demandaient ou lorsque je voyais qu’elles prenaient une mauvaise direction. Puis, une fois mes élèves mises sur les rails, je reprenais mon travail là où je l’avais laissé. Ce jour-là je travaillais sur un grand format représentant une rue de village, avec chèvres, enfants, marchandes de bananes, parasols et cases en tôles. J’étais concentré sur mes maisons et n’avais pas remarqué mon élève qui s’était déplacée derrière moi et me regardait travailler, sans faire de bruit. Je sursautai lorsqu’elle me dit :

« Oh ! Monsieur Marcel, qu’est-ce que vous rendez bien le magnégné ! »

J’en fus vexé ! La remarque ne voulait pas être désagréable, ça je l’avais compris, mais je ne l’avais pas du tout prise pour un compliment ; ce qu’elle était pourtant. Ce que j’avais immédiatement compris c’était : votre travail est magnégné ; vous êtes bon là-dedans ; vous excellez dans le magnégné ! Puis, et assez rapidement Dieu merci, je compris autre chose, surtout en examinant mon élève, qui ne me regardait pas mais avait les yeux sur mon tableau, et il y avait de l’admiration dans ce regard, pas de la moquerie ; c’était un regard bienveillant, apaisé, empreint de tout ce dont je rêve et que je recherche dans les yeux de ceux qui sont devant mes tableaux. Avec mon dessin, et plus précisément avec mes cases en tôles mal foutues, j’avais touché juste, ce qui est sans doute la première satisfaction d’un artiste. Me revenait une phrase de Van Gogh qui, parlant de sa peinture, disait : « avec mes tableaux je cherche à dire quelque chose qui apaise ». Les tableaux de Van Gogh étaient-ils magnégné ? Aux yeux de ses contemporains la réponse était OUI ! Sans aucun doute.

Penser à Van Gogh m’avait remonté le moral et c’est avec des yeux tout attendris que je remerciai mon élève. J’étais donc magnégné, ce que je savais déjà depuis très longtemps ; psychologiquement, affectivement, et même intellectuellement j’appartenais depuis toujours à une classe mentale qui n’était pas nouvelle, mais qui porterait désormais un nouveau nom. Les psys classaient les gens comme moi dans la catégorie des « états limites », à partir d’aujourd’hui ils me mettront dans celle des « états magnégné ». J’y voyais un progrès, au minimum un soulagement. Il y a dans « magnégné » une absence de gravité qu’on ne trouve pas dans « état-limite », lequel évoque une mise en garde, index dressé, sourcils froncés, lèvres puritaines serrées sur une réprimande prête à être énoncée. « Monsieur, vous atteignez vos limites ! » Au temps où je consultais un psy, j’aurais aimé, je crois, qu’il me dise ; « Mon cher Monsieur, je vous ai bien écouté, je crois pouvoir dire que vous faites partie des patients magnégné. » J’aurais alors immédiatement su que mon cas n’était pas désespéré, que je pouvais m’en tirer, et que, même si je ne guérissais pas totalement, je pourrais continuer à vivre comme si de rien n’était. J’étais magnégné, bon ; ça valait mieux que d’être boiteux, ou complètement zinzin. Quant à ma peinture, si l’on gardait à l’esprit que les tableaux de Van Gogh, de son vivant, étaient magnégné, qui étais-je pour dire que les miens ne l’étaient pas ?

 

     Mayotte est magnégné, je suis magnégné, ma peinture est magnégné, voilà une chose entendue. Mais il existe un autre secteur de Mayotte où le mot magnégné s’impose ; c’est la relation que l’état français entretient avec l’île. Sous-développée, sous-équipée, sous- protégée, en sous-France, comme l’a si justement qualifiée l’économiste mahorais Mahamoud Azihary*. Même la Creuse, que de Gaulle appelait « le désert français » dispose de plus d’équipements, bénéficie de plus d’attention et est plus en sécurité que Mayotte, pourtant française depuis un bon siècle et demi. A chaque fois qu’il y a un problème sérieux à Mayotte (à peu près douze fois par an) l’état discute, l’état commissionne, l’état promet puis l’état esquive. Bref, si on parle des rapports entre Mayotte et Paris, et cela depuis toujours, magnégné est LE mot qui convient.

 

     Dernière raison pour laquelle je suis attaché à ce mot, et ce n’est peut-être pas la plus insignifiante, il s’agit de mes mémoires après tout. Elles sont destinées à me survivre. On trouvera dans cette chronique quelques réminiscences de l’Anjou (j’y suis né, j’y ai grandi), des souvenirs d’Australie (j’y ai vécu quinze ans avant de venir à Mayotte), mais quatre-vingt pour cent de ces évocations seront mahoraises. Et plus j’avance en âge, plus je trouve raisonnable de penser que Mayotte sera le dernier mot de mon existence. Je serais donc très heureux que le mot « magnégné » fut accueilli comme nouveau mot dans le vocabulaire français, lequel s’est déjà beaucoup enrichi auprès de toutes les langues que l’Histoire nous a fait côtoyer. A l’arabe par exemple, nous avons emprunté hasard, café, nouba, et même zob ! On peut bien prendre magnégné au mahorais ; on ne déchoira pas, et c’est dans cet espoir que je confirme le titre de cet ouvrage : « Mémoires d’un artiste magnégné ».  

    

 

    

 

 

 

 

 

Prologue

 

 

 

          Mille neuf cent quatre-vingt-treize. Début août. Pleine saison sèche. Le taxi brousse s’arrête devant une construction allongée, écrasée dans la lumière déclinante, posée là sur le bord de la route. Sa façade avait dû un jour être blanche mais maintenant elle est maculée de longues taches d’ocre rouge. Un seul étage, qui rejoint les larges feuilles des cocotiers plantés à ses côtés et se perd avec elles dans le ciel qui s’obscurcit. Je descends du pick-up 404 Peugeot, avec deux autres passagers, des enseignants eux aussi, un peu hébétés eux aussi, tous trois debout sur le trottoir, examinant avec circonspection le bâtiment où nous allions devoir dormir pendant quelques jours, le temps de trouver un logement définitif. « Nous vous avons réservé une chambre en ville », nous avait dit le fonctionnaire de l’Education nationale qui nous avait accueilli sur le parking de l’aéroport ; « ça vous permettra de voir venir ». Au-dessus de l’entrée sur une grande enseigne en bois, rectangulaire, qui avait dû être blanche elle aussi, on pouvait lire dans la pénombre enveloppante : Résidence Abdallah Mami ; centre d’hébergement pour sportifs de haut niveau. Aucune lumière sur la façade ; Il est dix-huit heures et la nuit est presque complètement tombée. Le taxi brousse fait demi-tour, nous éclairant furtivement de ses phares jaunes avant de repartir d’où il est venu, emmenant sur ses sièges de bois les passagers restants, fatigués et taciturnes, avec leurs cartons et leurs sacs.

     Tout est silencieux. Les grilles sont ouvertes sur un patio sec et désert. J’ai sorti une lampe de poche pour en balayer l’espace vide à gauche et à droite ; la cour est rectangulaire, tout comme le bâtiment qui l’encadre sur ses quatre côtés. Un balcon de bois sombre longe l’étage, sur tout le périmètre intérieur. On entend quelques bruits venant de là-haut ; des toussotements, des raclements de gorge, un vague murmure qui ressemble à un fredonnement, le bruit d’une radio, plus lointain, en provenance d’une case derrière les murs, et le bruissement des feuilles de cocotiers froufroutant sous la brise légère au-dessus de nos têtes. Une lumière falote tressaute au fond de la cour et nous nous dirigeons vers elle dans l’espoir d’y trouver un accueil. Un homme est là, dans une petite pièce, assis sur une chaise, le dos et la tête appuyés contre le mur, les jambes allongées ; il dort, la bouche entr’ouverte, une main sur son ventre, l’autre pendant sur le côté au-dessus d’une assiette en aluminium où trainent encore quelques grains de riz. Il est parfaitement détendu. Je ne sais pas si c’est lui ou l’ombre que la lumière porte sur son visage, mais on dirait qu’il sourit. Ce doit être le gardien. Il se réveille très vite en nous entendant l’appeler, se redresse de sa chaise, nous tend une feuille sur laquelle le rectorat avait écrit nos noms, y fait trois petites croix une fois nos identités confirmées, prend sa lampe à pétrole et nous engage à le suivre à l’étage, où se trouve notre chambre. La pièce est carrée et meublée de quatre lits superposés. En face de la porte, le mur du fond est percé d’une fenêtre sans vitre, sans volets, protégée par des barres de fer à béton scellées dans les briques. Derrière nous, à côté de la porte, il y a un lavabo sans miroir et une poubelle avec son couvercle. Il n’y a pas d’eau courante, ni dans les chambres ni dans les toilettes. « Vous avez de l’eau ici » nous dit notre hôte en désignant la petite poubelle. Il ne sait pas quand elle va revenir ; c’est comme pour l’électricité, il ne sait pas non plus. Demain, peut-être. Demain ou un autre jour.

« On peut manger quelque part ? » lui demandé-je avant qu’il ne redescende. Il me répondit qu’on trouverait des brochettes dehors, un peu plus loin, sur le bord de la route. Je pose ma valise sur un des lits, et, ne gardant que mon petit sac à dos, je sors de la chambre où j’étouffe déjà. Mes deux collègues suivront plus tard, ce qui me réjouit parce que j’ai besoin d’être seul et de faire un premier point sur ce qui m’attend ici, à Mayotte, pour les quatre prochaines années.

     Je suis ici parce que je sais que je vais y trouver du soleil, des couleurs, des peaux noires, et surtout de l’argent. L’Afrique me fournira les trois premiers, l’Education Nationale me donnera le dernier. Ce qui n’est pas le moindre. Pour un an de traitement j’aurai une prime équivalente ; pour les quatre années de mon contrat j’aurai donc une prime de quatre ans de salaire. Non imposable. Rien que ça, déjà, aurait suffi pour me faire venir à Mayotte. On ajoute un an de congé administratif à la suite du contrat. Congé administratif signifiant congé payé. Pendant un an donc. Et on ajoutera enfin deux aller-retour Mayotte Paris, payés eux aussi. Les deux déménagements étant bien sûr pris en charge par l’état. Pour beaucoup de gens le temps c’est de l’argent. C’était d’ailleurs un des axiomes qu’on avait essayé de me mettre dans la tête quand j’avais été étudiant à l’école de commerce de Nantes. Peine perdue ; pour moi l’argent c’est du temps. Du temps pour ne rien faire parfois, pour rêver souvent, pour peindre toujours. J’étais prêt à vivre comme un rat dans un environnement hostile pourvu que me fut promise une somme qui allait me permettre de peindre et de ne faire que ça. Quatre ans de salaire d’avance devraient m’offrir le temps de peindre pendant quatre ans ; en vivant comme un rat, cela s’entend, et dans un lieu dont je n’avais pas la première idée, l’Australie à nouveau, peut-être. Le plus urgent était de gagner de l’argent, et j’étais à Mayotte exactement pour ça. Où le dépenser me préoccuperait plus tard. Une fois mon déménagement arrivé, avec tout mon matériel de peinture, j’allais pouvoir continuer mon apprentissage et peindre pendant le temps libre que je ne manquerais pas d’avoir en quantité. Et dans quatre ans, pfff ! J’irai ailleurs peindre tout mon saoul ! Alors, qu’il y ait de l’eau et de l’électricité ou pas, que les concierges soient endormis ou pas, que Mayotte soit amicale ou non, tout cela n’avait que peu d’importance en regard de ce qui m’attendait dans un avenir très proche. La liberté ; j’appelais ça comme ça. J’avais quarante-cinq ans, et avant cinquante ans je serai mon propre maître.

     Je ne le savais pas encore, mais j’aurais dû ajouter Inch’Allah. Ce que j’ai pris l’habitude de faire depuis.

 

 

 

Préface

 

 

 

     Magnégné : mot mahorais connu dans toute la région, qualifiant une action, une personne ou une chose, dont l’état ou la réalisation va de l’approximatif au grand n’importe quoi.

 

 

     Pour un Mahorais, magnégné est toujours péjoratif, voire insultant. Pour un Mzungu* (prononcer M’zoun’gou) c’est un mot comme un autre, amusant à entendre, rien de bien méchant ne pouvant venir d’un mot se terminant en « gnégné ». On n’a jamais entendu parler de massacres-gnégné par exemple, ou d’impôts-gnégné. Au contact de magnégné le Français métropolitain pensera au « gnagna » dont il se sert sitôt qu’il veut déprécier ou se moquer d’un propos qui l’ennuie. Par exemple : 

« N’oublie pas que tu me dois de l’argent ! »

« Gnagnagna ! »

      Magnégné, surtout pour l’expat fraichement arrivé, c’est un peu ça. C’est un mot rigolo. Et qui, en plus, qualifie parfaitement le nouvel univers dans lequel il est plongé dès qu’il met le pied à Mayotte. Magnégné c’est du bricolage, c’est une réparation qui tiendra ce qu’elle tiendra, c’est un toit en tôles qui a des fuites mais qui protège quand même, c’est une cuisine bidouillée dans l’arrière-cour avec les moyens du bord, bref, pour un Blanc qui débarque, le magnégné c’est un mot exotique pour désigner un sous-développement bon enfant. Ce qui ne plait pas du tout aux Mahorais pour lesquels le sous-développement ne peut PAS être bon enfant.

Artiste magnégné donc ; c’est bien le titre que je veux donner à mes mémoires.  Artiste inachevé ? Travaux bâclés ? Dessin approximatif ? Inspiration fluctuante ? Ou bien est-ce une de ces coquetteries dont les artistes raffolent et qui consiste à se dévaloriser dans l’espoir d’être portés aux nues ?

« Je suis un artiste magnégné. Voyez comme c’est triste ! ».

« Mais non voyons, ne dites pas ça, en voilà une idée ! Comment, mais COMMENT pouvez-vous penser une chose pareille ! Vous êtes notre meilleur artiste ! »  

 

     Vers la fin des années 2000 je donnais des cours de peinture, pour faire bouillir ma marmite. Mes élèves étaient alors des wazungu*, des femmes presqu’uniquement, qui venaient les samedis, seul jour où j’enseignais, le matin et l’après-midi. Généralement je leur confiais un petit travail, de dessin ou de peinture, qui devait les occuper pendant les trois heures que durait la leçon ; j’intervenais lorsqu’elles me le demandaient ou lorsque je voyais qu’elles prenaient une mauvaise direction. Puis, une fois mes élèves mises sur les rails, je reprenais mon travail là où je l’avais laissé. Ce jour-là je travaillais sur un grand format représentant une rue de village, avec chèvres, enfants, marchandes de bananes, parasols et cases en tôles. J’étais concentré sur mes maisons et n’avais pas remarqué mon élève qui s’était déplacée derrière moi et me regardait travailler, sans faire de bruit. Je sursautai lorsqu’elle me dit :

« Oh ! Monsieur Marcel, qu’est-ce que vous rendez bien le magnégné ! »

J’en fus vexé ! La remarque ne voulait pas être désagréable, ça je l’avais compris, mais je ne l’avais pas du tout prise pour un compliment ; ce qu’elle était pourtant. Ce que j’avais immédiatement compris c’était : votre travail est magnégné ; vous êtes bon là-dedans ; vous excellez dans le magnégné ! Puis, et assez rapidement Dieu merci, je compris autre chose, surtout en examinant mon élève, qui ne me regardait pas mais avait les yeux sur mon tableau, et il y avait de l’admiration dans ce regard, pas de la moquerie ; c’était un regard bienveillant, apaisé, empreint de tout ce dont je rêve et que je recherche dans les yeux de ceux qui sont devant mes tableaux. Avec mon dessin, et plus précisément avec mes cases en tôles mal foutues, j’avais touché juste, ce qui est sans doute la première satisfaction d’un artiste. Me revenait une phrase de Van Gogh qui, parlant de sa peinture, disait : « avec mes tableaux je cherche à dire quelque chose qui apaise ». Les tableaux de Van Gogh étaient-ils magnégné ? Aux yeux de ses contemporains la réponse était OUI ! Sans aucun doute.

Penser à Van Gogh m’avait remonté le moral et c’est avec des yeux tout attendris que je remerciai mon élève. J’étais donc magnégné, ce que je savais déjà depuis très longtemps ; psychologiquement, affectivement, et même intellectuellement j’appartenais depuis toujours à une classe mentale qui n’était pas nouvelle, mais qui porterait désormais un nouveau nom. Les psys classaient les gens comme moi dans la catégorie des « états limites », à partir d’aujourd’hui ils me mettront dans celle des « états magnégné ». J’y voyais un progrès, au minimum un soulagement. Il y a dans « magnégné » une absence de gravité qu’on ne trouve pas dans « état-limite », lequel évoque une mise en garde, index dressé, sourcils froncés, lèvres puritaines serrées sur une réprimande prête à être énoncée. « Monsieur, vous atteignez vos limites ! » Au temps où je consultais un psy, j’aurais aimé, je crois, qu’il me dise ; « Mon cher Monsieur, je vous ai bien écouté, je crois pouvoir dire que vous faites partie des patients magnégné. » J’aurais alors immédiatement su que mon cas n’était pas désespéré, que je pouvais m’en tirer, et que, même si je ne guérissais pas totalement, je pourrais continuer à vivre comme si de rien n’était. J’étais magnégné, bon ; ça valait mieux que d’être boiteux, ou complètement zinzin. Quant à ma peinture, si l’on gardait à l’esprit que les tableaux de Van Gogh, de son vivant, étaient magnégné, qui étais-je pour dire que les miens ne l’étaient pas ?

 

     Mayotte est magnégné, je suis magnégné, ma peinture est magnégné, voilà une chose entendue. Mais il existe un autre secteur de Mayotte où le mot magnégné s’impose ; c’est la relation que l’état français entretient avec l’île. Sous-développée, sous-équipée, sous- protégée, en sous-France, comme l’a si justement qualifiée l’économiste mahorais Mahamoud Azihary*. Même la Creuse, que de Gaulle appelait « le désert français » dispose de plus d’équipements, bénéficie de plus d’attention et est plus en sécurité que Mayotte, pourtant française depuis un bon siècle et demi. A chaque fois qu’il y a un problème sérieux à Mayotte (à peu près douze fois par an) l’état discute, l’état commissionne, l’état promet puis l’état esquive. Bref, si on parle des rapports entre Mayotte et Paris, et cela depuis toujours, magnégné est LE mot qui convient.

 

     Dernière raison pour laquelle je suis attaché à ce mot, et ce n’est peut-être pas la plus insignifiante, il s’agit de mes mémoires après tout. Elles sont destinées à me survivre. On trouvera dans cette chronique quelques réminiscences de l’Anjou (j’y suis né, j’y ai grandi), des souvenirs d’Australie (j’y ai vécu quinze ans avant de venir à Mayotte), mais quatre-vingt pour cent de ces évocations seront mahoraises. Et plus j’avance en âge, plus je trouve raisonnable de penser que Mayotte sera le dernier mot de mon existence. Je serais donc très heureux que le mot « magnégné » fut accueilli comme nouveau mot dans le vocabulaire français, lequel s’est déjà beaucoup enrichi auprès de toutes les langues que l’Histoire nous a fait côtoyer. A l’arabe par exemple, nous avons emprunté hasard, café, nouba, et même zob ! On peut bien prendre magnégné au mahorais ; on ne déchoira pas, et c’est dans cet espoir que je confirme le titre de cet ouvrage : « Mémoires d’un artiste magnégné ».  

    

 

    

 

 

 

 

 

Prologue

 

 

 

          Mille neuf cent quatre-vingt-treize. Début août. Pleine saison sèche. Le taxi brousse s’arrête devant une construction allongée, écrasée dans la lumière déclinante, posée là sur le bord de la route. Sa façade avait dû un jour être blanche mais maintenant elle est maculée de longues taches d’ocre rouge. Un seul étage, qui rejoint les larges feuilles des cocotiers plantés à ses côtés et se perd avec elles dans le ciel qui s’obscurcit. Je descends du pick-up 404 Peugeot, avec deux autres passagers, des enseignants eux aussi, un peu hébétés eux aussi, tous trois debout sur le trottoir, examinant avec circonspection le bâtiment où nous allions devoir dormir pendant quelques jours, le temps de trouver un logement définitif. « Nous vous avons réservé une chambre en ville », nous avait dit le fonctionnaire de l’Education nationale qui nous avait accueilli sur le parking de l’aéroport ; « ça vous permettra de voir venir ». Au-dessus de l’entrée sur une grande enseigne en bois, rectangulaire, qui avait dû être blanche elle aussi, on pouvait lire dans la pénombre enveloppante : Résidence Abdallah Mami ; centre d’hébergement pour sportifs de haut niveau. Aucune lumière sur la façade ; Il est dix-huit heures et la nuit est presque complètement tombée. Le taxi brousse fait demi-tour, nous éclairant furtivement de ses phares jaunes avant de repartir d’où il est venu, emmenant sur ses sièges de bois les passagers restants, fatigués et taciturnes, avec leurs cartons et leurs sacs.

     Tout est silencieux. Les grilles sont ouvertes sur un patio sec et désert. J’ai sorti une lampe de poche pour en balayer l’espace vide à gauche et à droite ; la cour est rectangulaire, tout comme le bâtiment qui l’encadre sur ses quatre côtés. Un balcon de bois sombre longe l’étage, sur tout le périmètre intérieur. On entend quelques bruits venant de là-haut ; des toussotements, des raclements de gorge, un vague murmure qui ressemble à un fredonnement, le bruit d’une radio, plus lointain, en provenance d’une case derrière les murs, et le bruissement des feuilles de cocotiers froufroutant sous la brise légère au-dessus de nos têtes. Une lumière falote tressaute au fond de la cour et nous nous dirigeons vers elle dans l’espoir d’y trouver un accueil. Un homme est là, dans une petite pièce, assis sur une chaise, le dos et la tête appuyés contre le mur, les jambes allongées ; il dort, la bouche entr’ouverte, une main sur son ventre, l’autre pendant sur le côté au-dessus d’une assiette en aluminium où trainent encore quelques grains de riz. Il est parfaitement détendu. Je ne sais pas si c’est lui ou l’ombre que la lumière porte sur son visage, mais on dirait qu’il sourit. Ce doit être le gardien. Il se réveille très vite en nous entendant l’appeler, se redresse de sa chaise, nous tend une feuille sur laquelle le rectorat avait écrit nos noms, y fait trois petites croix une fois nos identités confirmées, prend sa lampe à pétrole et nous engage à le suivre à l’étage, où se trouve notre chambre. La pièce est carrée et meublée de quatre lits superposés. En face de la porte, le mur du fond est percé d’une fenêtre sans vitre, sans volets, protégée par des barres de fer à béton scellées dans les briques. Derrière nous, à côté de la porte, il y a un lavabo sans miroir et une poubelle avec son couvercle. Il n’y a pas d’eau courante, ni dans les chambres ni dans les toilettes. « Vous avez de l’eau ici » nous dit notre hôte en désignant la petite poubelle. Il ne sait pas quand elle va revenir ; c’est comme pour l’électricité, il ne sait pas non plus. Demain, peut-être. Demain ou un autre jour.

« On peut manger quelque part ? » lui demandé-je avant qu’il ne redescende. Il me répondit qu’on trouverait des brochettes dehors, un peu plus loin, sur le bord de la route. Je pose ma valise sur un des lits, et, ne gardant que mon petit sac à dos, je sors de la chambre où j’étouffe déjà. Mes deux collègues suivront plus tard, ce qui me réjouit parce que j’ai besoin d’être seul et de faire un premier point sur ce qui m’attend ici, à Mayotte, pour les quatre prochaines années.

     Je suis ici parce que je sais que je vais y trouver du soleil, des couleurs, des peaux noires, et surtout de l’argent. L’Afrique me fournira les trois premiers, l’Education Nationale me donnera le dernier. Ce qui n’est pas le moindre. Pour un an de traitement j’aurai une prime équivalente ; pour les quatre années de mon contrat j’aurai donc une prime de quatre ans de salaire. Non imposable. Rien que ça, déjà, aurait suffi pour me faire venir à Mayotte. On ajoute un an de congé administratif à la suite du contrat. Congé administratif signifiant congé payé. Pendant un an donc. Et on ajoutera enfin deux aller-retour Mayotte Paris, payés eux aussi. Les deux déménagements étant bien sûr pris en charge par l’état. Pour beaucoup de gens le temps c’est de l’argent. C’était d’ailleurs un des axiomes qu’on avait essayé de me mettre dans la tête quand j’avais été étudiant à l’école de commerce de Nantes. Peine perdue ; pour moi l’argent c’est du temps. Du temps pour ne rien faire parfois, pour rêver souvent, pour peindre toujours. J’étais prêt à vivre comme un rat dans un environnement hostile pourvu que me fut promise une somme qui allait me permettre de peindre et de ne faire que ça. Quatre ans de salaire d’avance devraient m’offrir le temps de peindre pendant quatre ans ; en vivant comme un rat, cela s’entend, et dans un lieu dont je n’avais pas la première idée, l’Australie à nouveau, peut-être. Le plus urgent était de gagner de l’argent, et j’étais à Mayotte exactement pour ça. Où le dépenser me préoccuperait plus tard. Une fois mon déménagement arrivé, avec tout mon matériel de peinture, j’allais pouvoir continuer mon apprentissage et peindre pendant le temps libre que je ne manquerais pas d’avoir en quantité. Et dans quatre ans, pfff ! J’irai ailleurs peindre tout mon saoul ! Alors, qu’il y ait de l’eau et de l’électricité ou pas, que les concierges soient endormis ou pas, que Mayotte soit amicale ou non, tout cela n’avait que peu d’importance en regard de ce qui m’attendait dans un avenir très proche. La liberté ; j’appelais ça comme ça. J’avais quarante-cinq ans, et avant cinquante ans je serai mon propre maître.

     Je ne le savais pas encore, mais j’aurais dû ajouter Inch’Allah. Ce que j’ai pris l’habitude de faire depuis.

 

 

 

 

 Préface

 

 

 

     Magnégné : mot mahorais connu dans toute la région, qualifiant une action, une personne ou une chose, dont l’état ou la réalisation va de l’approximatif au grand n’importe quoi.

 

 

     Pour un Mahorais, magnégné est toujours péjoratif, voire insultant. Pour un Mzungu* (prononcer M’zoun’gou) c’est un mot comme un autre, amusant à entendre, rien de bien méchant ne pouvant venir d’un mot se terminant en « gnégné ». On n’a jamais entendu parler de massacres-gnégné par exemple, ou d’impôts-gnégné. Au contact de magnégné le Français métropolitain pensera au « gnagna » dont il se sert sitôt qu’il veut déprécier ou se moquer d’un propos qui l’ennuie. Par exemple : 

« N’oublie pas que tu me dois de l’argent ! »

« Gnagnagna ! »

      Magnégné, surtout pour l’expat fraichement arrivé, c’est un peu ça. C’est un mot rigolo. Et qui, en plus, qualifie parfaitement le nouvel univers dans lequel il est plongé dès qu’il met le pied à Mayotte. Magnégné c’est du bricolage, c’est une réparation qui tiendra ce qu’elle tiendra, c’est un toit en tôles qui a des fuites mais qui protège quand même, c’est une cuisine bidouillée dans l’arrière-cour avec les moyens du bord, bref, pour un Blanc qui débarque, le magnégné c’est un mot exotique pour désigner un sous-développement bon enfant. Ce qui ne plait pas du tout aux Mahorais pour lesquels le sous-développement ne peut PAS être bon enfant.

Artiste magnégné donc ; c’est bien le titre que je veux donner à mes mémoires.  Artiste inachevé ? Travaux bâclés ? Dessin approximatif ? Inspiration fluctuante ? Ou bien est-ce une de ces coquetteries dont les artistes raffolent et qui consiste à se dévaloriser dans l’espoir d’être portés aux nues ?

« Je suis un artiste magnégné. Voyez comme c’est triste ! ».

« Mais non voyons, ne dites pas ça, en voilà une idée ! Comment, mais COMMENT pouvez-vous penser une chose pareille ! Vous êtes notre meilleur artiste ! »  

 

     Vers la fin des années 2000 je donnais des cours de peinture, pour faire bouillir ma marmite. Mes élèves étaient alors des wazungu*, des femmes presqu’uniquement, qui venaient les samedis, seul jour où j’enseignais, le matin et l’après-midi. Généralement je leur confiais un petit travail, de dessin ou de peinture, qui devait les occuper pendant les trois heures que durait la leçon ; j’intervenais lorsqu’elles me le demandaient ou lorsque je voyais qu’elles prenaient une mauvaise direction. Puis, une fois mes élèves mises sur les rails, je reprenais mon travail là où je l’avais laissé. Ce jour-là je travaillais sur un grand format représentant une rue de village, avec chèvres, enfants, marchandes de bananes, parasols et cases en tôles. J’étais concentré sur mes maisons et n’avais pas remarqué mon élève qui s’était déplacée derrière moi et me regardait travailler, sans faire de bruit. Je sursautai lorsqu’elle me dit :

« Oh ! Monsieur Marcel, qu’est-ce que vous rendez bien le magnégné ! »

J’en fus vexé ! La remarque ne voulait pas être désagréable, ça je l’avais compris, mais je ne l’avais pas du tout prise pour un compliment ; ce qu’elle était pourtant. Ce que j’avais immédiatement compris c’était : votre travail est magnégné ; vous êtes bon là-dedans ; vous excellez dans le magnégné ! Puis, et assez rapidement Dieu merci, je compris autre chose, surtout en examinant mon élève, qui ne me regardait pas mais avait les yeux sur mon tableau, et il y avait de l’admiration dans ce regard, pas de la moquerie ; c’était un regard bienveillant, apaisé, empreint de tout ce dont je rêve et que je recherche dans les yeux de ceux qui sont devant mes tableaux. Avec mon dessin, et plus précisément avec mes cases en tôles mal foutues, j’avais touché juste, ce qui est sans doute la première satisfaction d’un artiste. Me revenait une phrase de Van Gogh qui, parlant de sa peinture, disait : « avec mes tableaux je cherche à dire quelque chose qui apaise ». Les tableaux de Van Gogh étaient-ils magnégné ? Aux yeux de ses contemporains la réponse était OUI ! Sans aucun doute.

Penser à Van Gogh m’avait remonté le moral et c’est avec des yeux tout attendris que je remerciai mon élève. J’étais donc magnégné, ce que je savais déjà depuis très longtemps ; psychologiquement, affectivement, et même intellectuellement j’appartenais depuis toujours à une classe mentale qui n’était pas nouvelle, mais qui porterait désormais un nouveau nom. Les psys classaient les gens comme moi dans la catégorie des « états limites », à partir d’aujourd’hui ils me mettront dans celle des « états magnégné ». J’y voyais un progrès, au minimum un soulagement. Il y a dans « magnégné » une absence de gravité qu’on ne trouve pas dans « état-limite », lequel évoque une mise en garde, index dressé, sourcils froncés, lèvres puritaines serrées sur une réprimande prête à être énoncée. « Monsieur, vous atteignez vos limites ! » Au temps où je consultais un psy, j’aurais aimé, je crois, qu’il me dise ; « Mon cher Monsieur, je vous ai bien écouté, je crois pouvoir dire que vous faites partie des patients magnégné. » J’aurais alors immédiatement su que mon cas n’était pas désespéré, que je pouvais m’en tirer, et que, même si je ne guérissais pas totalement, je pourrais continuer à vivre comme si de rien n’était. J’étais magnégné, bon ; ça valait mieux que d’être boiteux, ou complètement zinzin. Quant à ma peinture, si l’on gardait à l’esprit que les tableaux de Van Gogh, de son vivant, étaient magnégné, qui étais-je pour dire que les miens ne l’étaient pas ?

 

     Mayotte est magnégné, je suis magnégné, ma peinture est magnégné, voilà une chose entendue. Mais il existe un autre secteur de Mayotte où le mot magnégné s’impose ; c’est la relation que l’état français entretient avec l’île. Sous-développée, sous-équipée, sous- protégée, en sous-France, comme l’a si justement qualifiée l’économiste mahorais Mahamoud Azihary*. Même la Creuse, que de Gaulle appelait « le désert français » dispose de plus d’équipements, bénéficie de plus d’attention et est plus en sécurité que Mayotte, pourtant française depuis un bon siècle et demi. A chaque fois qu’il y a un problème sérieux à Mayotte (à peu près douze fois par an) l’état discute, l’état commissionne, l’état promet puis l’état esquive. Bref, si on parle des rapports entre Mayotte et Paris, et cela depuis toujours, magnégné est LE mot qui convient.

 

     Dernière raison pour laquelle je suis attaché à ce mot, et ce n’est peut-être pas la plus insignifiante, il s’agit de mes mémoires après tout. Elles sont destinées à me survivre. On trouvera dans cette chronique quelques réminiscences de l’Anjou (j’y suis né, j’y ai grandi), des souvenirs d’Australie (j’y ai vécu quinze ans avant de venir à Mayotte), mais quatre-vingt pour cent de ces évocations seront mahoraises. Et plus j’avance en âge, plus je trouve raisonnable de penser que Mayotte sera le dernier mot de mon existence. Je serais donc très heureux que le mot « magnégné » fut accueilli comme nouveau mot dans le vocabulaire français, lequel s’est déjà beaucoup enrichi auprès de toutes les langues que l’Histoire nous a fait côtoyer. A l’arabe par exemple, nous avons emprunté hasard, café, nouba, et même zob ! On peut bien prendre magnégné au mahorais ; on ne déchoira pas, et c’est dans cet espoir que je confirme le titre de cet ouvrage : « Mémoires d’un artiste magnégné ».  

    

 

    

 

 Prologue

 

 

 

          Mille neuf cent quatre-vingt-treize. Début août. Pleine saison sèche. Le taxi brousse s’arrête devant une construction allongée, écrasée dans la lumière déclinante, posée là sur le bord de la route. Sa façade avait dû un jour être blanche mais maintenant elle est maculée de longues taches d’ocre rouge. Un seul étage, qui rejoint les larges feuilles des cocotiers plantés à ses côtés et se perd avec elles dans le ciel qui s’obscurcit. Je descends du pick-up 404 Peugeot, avec deux autres passagers, des enseignants eux aussi, un peu hébétés eux aussi, tous trois debout sur le trottoir, examinant avec circonspection le bâtiment où nous allions devoir dormir pendant quelques jours, le temps de trouver un logement définitif. « Nous vous avons réservé une chambre en ville », nous avait dit le fonctionnaire de l’Education nationale qui nous avait accueilli sur le parking de l’aéroport ; « ça vous permettra de voir venir ». Au-dessus de l’entrée sur une grande enseigne en bois, rectangulaire, qui avait dû être blanche elle aussi, on pouvait lire dans la pénombre enveloppante : Résidence Abdallah Mami ; centre d’hébergement pour sportifs de haut niveau. Aucune lumière sur la façade ; Il est dix-huit heures et la nuit est presque complètement tombée. Le taxi brousse fait demi-tour, nous éclairant furtivement de ses phares jaunes avant de repartir d’où il est venu, emmenant sur ses sièges de bois les passagers restants, fatigués et taciturnes, avec leurs cartons et leurs sacs.

     Tout est silencieux. Les grilles sont ouvertes sur un patio sec et désert. J’ai sorti une lampe de poche pour en balayer l’espace vide à gauche et à droite ; la cour est rectangulaire, tout comme le bâtiment qui l’encadre sur ses quatre côtés. Un balcon de bois sombre longe l’étage, sur tout le périmètre intérieur. On entend quelques bruits venant de là-haut ; des toussotements, des raclements de gorge, un vague murmure qui ressemble à un fredonnement, le bruit d’une radio, plus lointain, en provenance d’une case derrière les murs, et le bruissement des feuilles de cocotiers froufroutant sous la brise légère au-dessus de nos têtes. Une lumière falote tressaute au fond de la cour et nous nous dirigeons vers elle dans l’espoir d’y trouver un accueil. Un homme est là, dans une petite pièce, assis sur une chaise, le dos et la tête appuyés contre le mur, les jambes allongées ; il dort, la bouche entr’ouverte, une main sur son ventre, l’autre pendant sur le côté au-dessus d’une assiette en aluminium où trainent encore quelques grains de riz. Il est parfaitement détendu. Je ne sais pas si c’est lui ou l’ombre que la lumière porte sur son visage, mais on dirait qu’il sourit. Ce doit être le gardien. Il se réveille très vite en nous entendant l’appeler, se redresse de sa chaise, nous tend une feuille sur laquelle le rectorat avait écrit nos noms, y fait trois petites croix une fois nos identités confirmées, prend sa lampe à pétrole et nous engage à le suivre à l’étage, où se trouve notre chambre. La pièce est carrée et meublée de quatre lits superposés. En face de la porte, le mur du fond est percé d’une fenêtre sans vitre, sans volets, protégée par des barres de fer à béton scellées dans les briques. Derrière nous, à côté de la porte, il y a un lavabo sans miroir et une poubelle avec son couvercle. Il n’y a pas d’eau courante, ni dans les chambres ni dans les toilettes. « Vous avez de l’eau ici » nous dit notre hôte en désignant la petite poubelle. Il ne sait pas quand elle va revenir ; c’est comme pour l’électricité, il ne sait pas non plus. Demain, peut-être. Demain ou un autre jour.

« On peut manger quelque part ? » lui demandé-je avant qu’il ne redescende. Il me répondit qu’on trouverait des brochettes dehors, un peu plus loin, sur le bord de la route. Je pose ma valise sur un des lits, et, ne gardant que mon petit sac à dos, je sors de la chambre où j’étouffe déjà. Mes deux collègues suivront plus tard, ce qui me réjouit parce que j’ai besoin d’être seul et de faire un premier point sur ce qui m’attend ici, à Mayotte, pour les quatre prochaines années.

     Je suis ici parce que je sais que je vais y trouver du soleil, des couleurs, des peaux noires, et surtout de l’argent. L’Afrique me fournira les trois premiers, l’Education Nationale me donnera le dernier. Ce qui n’est pas le moindre. Pour un an de traitement j’aurai une prime équivalente ; pour les quatre années de mon contrat j’aurai donc une prime de quatre ans de salaire. Non imposable. Rien que ça, déjà, aurait suffi pour me faire venir à Mayotte. On ajoute un an de congé administratif à la suite du contrat. Congé administratif signifiant congé payé. Pendant un an donc. Et on ajoutera enfin deux aller-retour Mayotte Paris, payés eux aussi. Les deux déménagements étant bien sûr pris en charge par l’état. Pour beaucoup de gens le temps c’est de l’argent. C’était d’ailleurs un des axiomes qu’on avait essayé de me mettre dans la tête quand j’avais été étudiant à l’école de commerce de Nantes. Peine perdue ; pour moi l’argent c’est du temps. Du temps pour ne rien faire parfois, pour rêver souvent, pour peindre toujours. J’étais prêt à vivre comme un rat dans un environnement hostile pourvu que me fut promise une somme qui allait me permettre de peindre et de ne faire que ça. Quatre ans de salaire d’avance devraient m’offrir le temps de peindre pendant quatre ans ; en vivant comme un rat, cela s’entend, et dans un lieu dont je n’avais pas la première idée, l’Australie à nouveau, peut-être. Le plus urgent était de gagner de l’argent, et j’étais à Mayotte exactement pour ça. Où le dépenser me préoccuperait plus tard. Une fois mon déménagement arrivé, avec tout mon matériel de peinture, j’allais pouvoir continuer mon apprentissage et peindre pendant le temps libre que je ne manquerais pas d’avoir en quantité. Et dans quatre ans, pfff ! J’irai ailleurs peindre tout mon saoul ! Alors, qu’il y ait de l’eau et de l’électricité ou pas, que les concierges soient endormis ou pas, que Mayotte soit amicale ou non, tout cela n’avait que peu d’importance en regard de ce qui m’attendait dans un avenir très proche. La liberté ; j’appelais ça comme ça. J’avais quarante-cinq ans, et avant cinquante ans je serai mon propre maître.

     Je ne le savais pas encore, mais j’aurais dû ajouter Inch’Allah. Ce que j’ai pris l’habitude de faire depuis.