Mourir à Mayotte
(ou les mémoires d’un artiste magnégné)
Préface
Magnégné : mot mahorais connu
dans toute la région, qualifiant une action, une personne ou une chose, dont
l’état ou la réalisation va de l’approximatif au grand n’importe quoi.
Pour un Mahorais, magnégné est
toujours péjoratif, voire insultant. Pour un Mzungu* (prononcer M’zoun’gou)
c’est un mot comme un autre, amusant à entendre, rien de bien méchant ne
pouvant venir d’un mot se terminant en « gnégné ». On n’a jamais
entendu parler de massacres-gnégné par exemple, ou d’impôts-gnégné. Au contact
de magnégné le Français métropolitain pensera au « gnagna » dont il
se sert sitôt qu’il veut déprécier ou se moquer d’un propos qui l’ennuie. Par
exemple :
« N’oublie pas que tu
me dois de l’argent ! »
« Gnagnagna ! »
Magnégné, surtout pour l’expat fraichement
arrivé, c’est un peu ça. C’est un mot rigolo. Et qui, en plus, qualifie
parfaitement le nouvel univers dans lequel il est plongé dès qu’il met le pied
à Mayotte. Magnégné c’est du bricolage, c’est une réparation qui tiendra ce
qu’elle tiendra, c’est un toit en tôles qui a des fuites mais qui protège quand
même, c’est une cuisine bidouillée dans l’arrière-cour avec les moyens du bord,
bref, pour un Blanc qui débarque, le magnégné c’est un mot exotique pour désigner
un sous-développement bon enfant. Ce qui ne plait pas du tout aux Mahorais pour
lesquels le sous-développement ne peut PAS être bon enfant.
Artiste magnégné donc ;
c’est bien le titre que je veux donner à mes mémoires. Artiste inachevé ? Travaux bâclés ?
Dessin approximatif ? Inspiration fluctuante ? Ou bien est-ce une de
ces coquetteries dont les artistes raffolent et qui consiste à se dévaloriser
dans l’espoir d’être portés aux nues ?
« Je suis un artiste
magnégné. Voyez comme c’est triste ! ».
« Mais non voyons, ne
dites pas ça, en voilà une idée ! Comment, mais COMMENT pouvez-vous penser une
chose pareille ! Vous êtes notre meilleur artiste ! »
Vers la fin des années 2000 je donnais des
cours de peinture, pour faire bouillir ma marmite. Mes élèves étaient alors des
wazungu*, des femmes presqu’uniquement, qui venaient les samedis, seul jour où
j’enseignais, le matin et l’après-midi. Généralement je leur confiais un petit
travail, de dessin ou de peinture, qui devait les occuper pendant les trois
heures que durait la leçon ; j’intervenais lorsqu’elles me le demandaient ou
lorsque je voyais qu’elles prenaient une mauvaise direction. Puis, une fois mes
élèves mises sur les rails, je reprenais mon travail là où je l’avais laissé.
Ce jour-là je travaillais sur un grand format représentant une rue de village,
avec chèvres, enfants, marchandes de bananes, parasols et cases en tôles. J’étais
concentré sur mes maisons et n’avais pas remarqué mon élève qui s’était déplacée
derrière moi et me regardait travailler, sans faire de bruit. Je sursautai
lorsqu’elle me dit :
« Oh ! Monsieur
Marcel, qu’est-ce que vous rendez bien le magnégné ! »
J’en fus vexé ! La
remarque ne voulait pas être désagréable, ça je l’avais compris, mais je ne
l’avais pas du tout prise pour un compliment ; ce qu’elle était pourtant. Ce
que j’avais immédiatement compris c’était : votre travail est magnégné ;
vous êtes bon là-dedans ; vous excellez dans le magnégné ! Puis, et
assez rapidement Dieu merci, je compris autre chose, surtout en examinant mon
élève, qui ne me regardait pas mais avait les yeux sur mon tableau, et il y
avait de l’admiration dans ce regard, pas de la moquerie ; c’était un
regard bienveillant, apaisé, empreint de tout ce dont je rêve et que je
recherche dans les yeux de ceux qui sont devant mes tableaux. Avec mon dessin,
et plus précisément avec mes cases en tôles mal foutues, j’avais touché juste,
ce qui est sans doute la première satisfaction d’un artiste. Me revenait une
phrase de Van Gogh qui, parlant de sa peinture, disait : « avec mes
tableaux je cherche à dire quelque chose qui apaise ». Les tableaux de Van
Gogh étaient-ils magnégné ? Aux yeux de ses contemporains la réponse était
OUI ! Sans aucun doute.
Penser à Van Gogh m’avait
remonté le moral et c’est avec des yeux tout attendris que je remerciai mon
élève. J’étais donc magnégné, ce que je savais déjà depuis très
longtemps ; psychologiquement, affectivement, et même intellectuellement
j’appartenais depuis toujours à une classe mentale qui n’était pas nouvelle,
mais qui porterait désormais un nouveau nom. Les psys classaient les gens comme
moi dans la catégorie des « états limites », à partir d’aujourd’hui ils
me mettront dans celle des « états magnégné ». J’y voyais un progrès,
au minimum un soulagement. Il y a dans « magnégné » une absence de
gravité qu’on ne trouve pas dans « état-limite », lequel évoque une
mise en garde, index dressé, sourcils froncés, lèvres puritaines serrées sur
une réprimande prête à être énoncée. « Monsieur, vous atteignez vos
limites ! » Au temps où je consultais un psy, j’aurais aimé, je
crois, qu’il me dise ; « Mon cher Monsieur, je vous ai bien écouté,
je crois pouvoir dire que vous faites partie des patients magnégné. » J’aurais
alors immédiatement su que mon cas n’était pas désespéré, que je pouvais m’en
tirer, et que, même si je ne guérissais pas totalement, je pourrais continuer à
vivre comme si de rien n’était. J’étais magnégné, bon ; ça valait mieux
que d’être boiteux, ou complètement zinzin. Quant à ma peinture, si l’on
gardait à l’esprit que les tableaux de Van Gogh, de son vivant, étaient
magnégné, qui étais-je pour dire que les miens ne l’étaient pas ?
Mayotte est magnégné, je suis magnégné, ma
peinture est magnégné, voilà une chose entendue. Mais il existe un autre
secteur de Mayotte où le mot magnégné s’impose ; c’est la relation que l’état
français entretient avec l’île. Sous-développée, sous-équipée, sous- protégée, en
sous-France, comme l’a si justement qualifiée l’économiste mahorais
Mahamoud Azihary*. Même la Creuse, que de Gaulle appelait « le désert français »
dispose de plus d’équipements, bénéficie de plus d’attention et est plus en
sécurité que Mayotte, pourtant française depuis un bon siècle et demi. A chaque
fois qu’il y a un problème sérieux à Mayotte (à peu près douze fois par an)
l’état discute, l’état commissionne, l’état promet puis l’état esquive. Bref,
si on parle des rapports entre Mayotte et Paris, et cela depuis toujours, magnégné
est LE mot qui convient.
Dernière raison pour laquelle je suis
attaché à ce mot, et ce n’est peut-être pas la plus insignifiante, il s’agit de
mes mémoires après tout. Elles sont destinées à me survivre. On trouvera dans
cette chronique quelques réminiscences de l’Anjou (j’y suis né, j’y ai grandi),
des souvenirs d’Australie (j’y ai vécu quinze ans avant de venir à Mayotte),
mais quatre-vingt pour cent de ces évocations seront mahoraises. Et plus
j’avance en âge, plus je trouve raisonnable de penser que Mayotte sera le
dernier mot de mon existence. Je serais donc très heureux que le mot
« magnégné » fut accueilli comme nouveau mot dans le vocabulaire
français, lequel s’est déjà beaucoup enrichi auprès de toutes les langues que
l’Histoire nous a fait côtoyer. A l’arabe par exemple, nous avons emprunté hasard,
café, nouba, et même zob ! On peut bien prendre magnégné au
mahorais ; on ne déchoira pas, et c’est dans cet espoir que je confirme le
titre de cet ouvrage : « Mémoires d’un artiste magnégné ».
Prologue
Mille neuf cent quatre-vingt-treize.
Début août. Pleine saison sèche. Le taxi brousse s’arrête devant une
construction allongée, écrasée dans la lumière déclinante, posée là sur le bord
de la route. Sa façade avait dû un jour être blanche mais maintenant elle est
maculée de longues taches d’ocre rouge. Un seul étage, qui rejoint les larges
feuilles des cocotiers plantés à ses côtés et se perd avec elles dans le ciel
qui s’obscurcit. Je descends du pick-up 404 Peugeot, avec deux autres
passagers, des enseignants eux aussi, un peu hébétés eux aussi, tous trois
debout sur le trottoir, examinant avec circonspection le bâtiment où nous
allions devoir dormir pendant quelques jours, le temps de trouver un logement
définitif. « Nous vous avons réservé une chambre en ville », nous
avait dit le fonctionnaire de l’Education nationale qui nous avait accueilli
sur le parking de l’aéroport ; « ça vous permettra de voir
venir ». Au-dessus de l’entrée sur une grande enseigne en bois,
rectangulaire, qui avait dû être blanche elle aussi, on pouvait lire dans la
pénombre enveloppante : Résidence Abdallah Mami ; centre
d’hébergement pour sportifs de haut niveau. Aucune lumière sur la
façade ; Il est dix-huit heures et la nuit est presque complètement
tombée. Le taxi brousse fait demi-tour, nous éclairant furtivement de ses
phares jaunes avant de repartir d’où il est venu, emmenant sur ses sièges de
bois les passagers restants, fatigués et taciturnes, avec leurs cartons et
leurs sacs.
Tout est silencieux. Les grilles sont
ouvertes sur un patio sec et désert. J’ai sorti une lampe de poche pour en
balayer l’espace vide à gauche et à droite ; la cour est rectangulaire,
tout comme le bâtiment qui l’encadre sur ses quatre côtés. Un balcon de bois
sombre longe l’étage, sur tout le périmètre intérieur. On entend quelques
bruits venant de là-haut ; des toussotements, des raclements de gorge, un
vague murmure qui ressemble à un fredonnement, le bruit d’une radio, plus
lointain, en provenance d’une case derrière les murs, et le bruissement des
feuilles de cocotiers froufroutant sous la brise légère au-dessus de nos têtes.
Une lumière falote tressaute au fond de la cour et nous nous dirigeons vers
elle dans l’espoir d’y trouver un accueil. Un homme est là, dans une petite
pièce, assis sur une chaise, le dos et la tête appuyés contre le mur, les
jambes allongées ; il dort, la bouche entr’ouverte, une main sur son ventre,
l’autre pendant sur le côté au-dessus d’une assiette en aluminium où trainent
encore quelques grains de riz. Il est parfaitement détendu. Je ne sais pas si
c’est lui ou l’ombre que la lumière porte sur son visage, mais on dirait qu’il
sourit. Ce doit être le gardien. Il se réveille très vite en nous entendant
l’appeler, se redresse de sa chaise, nous tend une feuille sur laquelle le
rectorat avait écrit nos noms, y fait trois petites croix une fois nos
identités confirmées, prend sa lampe à pétrole et nous engage à le suivre à
l’étage, où se trouve notre chambre. La pièce est carrée et meublée de quatre
lits superposés. En face de la porte, le mur du fond est percé d’une fenêtre
sans vitre, sans volets, protégée par des barres de fer à béton scellées dans
les briques. Derrière nous, à côté de la porte, il y a un lavabo sans miroir et
une poubelle avec son couvercle. Il n’y a pas d’eau courante, ni dans les
chambres ni dans les toilettes. « Vous avez de l’eau ici » nous dit
notre hôte en désignant la petite poubelle. Il ne sait pas quand elle va
revenir ; c’est comme pour l’électricité, il ne sait pas non plus. Demain,
peut-être. Demain ou un autre jour.
« On peut manger
quelque part ? » lui demandé-je avant qu’il ne redescende. Il me
répondit qu’on trouverait des brochettes dehors, un peu plus loin, sur le bord
de la route. Je pose ma valise sur un des lits, et, ne gardant que mon petit
sac à dos, je sors de la chambre où j’étouffe déjà. Mes deux collègues suivront
plus tard, ce qui me réjouit parce que j’ai besoin d’être seul et de faire un
premier point sur ce qui m’attend ici, à Mayotte, pour les quatre prochaines
années.
Je suis ici parce que je sais que je vais
y trouver du soleil, des couleurs, des peaux noires, et surtout de l’argent.
L’Afrique me fournira les trois premiers, l’Education Nationale me donnera le
dernier. Ce qui n’est pas le moindre. Pour un an de traitement j’aurai une
prime équivalente ; pour les quatre années de mon contrat j’aurai donc une
prime de quatre ans de salaire. Non imposable. Rien que ça, déjà, aurait suffi
pour me faire venir à Mayotte. On ajoute un an de congé administratif à la
suite du contrat. Congé administratif signifiant congé payé. Pendant un an
donc. Et on ajoutera enfin deux aller-retour Mayotte Paris, payés eux aussi.
Les deux déménagements étant bien sûr pris en charge par l’état. Pour beaucoup
de gens le temps c’est de l’argent. C’était d’ailleurs un des axiomes qu’on
avait essayé de me mettre dans la tête quand j’avais été étudiant à l’école de
commerce de Nantes. Peine perdue ; pour moi l’argent c’est du temps. Du
temps pour ne rien faire parfois, pour rêver souvent, pour peindre toujours.
J’étais prêt à vivre comme un rat dans un environnement hostile pourvu que me
fut promise une somme qui allait me permettre de peindre et de ne faire que ça.
Quatre ans de salaire d’avance devraient m’offrir le temps de peindre pendant
quatre ans ; en vivant comme un rat, cela s’entend, et dans un lieu dont
je n’avais pas la première idée, l’Australie à nouveau, peut-être. Le plus
urgent était de gagner de l’argent, et j’étais à Mayotte exactement pour ça. Où
le dépenser me préoccuperait plus tard. Une fois mon déménagement arrivé, avec
tout mon matériel de peinture, j’allais pouvoir continuer mon apprentissage et
peindre pendant le temps libre que je ne manquerais pas d’avoir en quantité. Et
dans quatre ans, pfff ! J’irai ailleurs peindre tout mon saoul !
Alors, qu’il y ait de l’eau et de l’électricité ou pas, que les concierges
soient endormis ou pas, que Mayotte soit amicale ou non, tout cela n’avait que
peu d’importance en regard de ce qui m’attendait dans un avenir très proche. La liberté ; j’appelais ça comme ça. J’avais
quarante-cinq ans, et avant cinquante ans je serai mon propre maître.
Je ne le
savais pas encore, mais j’aurais dû ajouter Inch’Allah. Ce que j’ai pris
l’habitude de faire depuis.
Préface
Magnégné : mot mahorais connu
dans toute la région, qualifiant une action, une personne ou une chose, dont
l’état ou la réalisation va de l’approximatif au grand n’importe quoi.
Pour un Mahorais, magnégné est
toujours péjoratif, voire insultant. Pour un Mzungu* (prononcer M’zoun’gou)
c’est un mot comme un autre, amusant à entendre, rien de bien méchant ne
pouvant venir d’un mot se terminant en « gnégné ». On n’a jamais
entendu parler de massacres-gnégné par exemple, ou d’impôts-gnégné. Au contact
de magnégné le Français métropolitain pensera au « gnagna » dont il
se sert sitôt qu’il veut déprécier ou se moquer d’un propos qui l’ennuie. Par
exemple :
« N’oublie pas que tu
me dois de l’argent ! »
« Gnagnagna ! »
Magnégné, surtout pour l’expat fraichement
arrivé, c’est un peu ça. C’est un mot rigolo. Et qui, en plus, qualifie
parfaitement le nouvel univers dans lequel il est plongé dès qu’il met le pied
à Mayotte. Magnégné c’est du bricolage, c’est une réparation qui tiendra ce
qu’elle tiendra, c’est un toit en tôles qui a des fuites mais qui protège quand
même, c’est une cuisine bidouillée dans l’arrière-cour avec les moyens du bord,
bref, pour un Blanc qui débarque, le magnégné c’est un mot exotique pour désigner
un sous-développement bon enfant. Ce qui ne plait pas du tout aux Mahorais pour
lesquels le sous-développement ne peut PAS être bon enfant.
Artiste magnégné donc ;
c’est bien le titre que je veux donner à mes mémoires. Artiste inachevé ? Travaux bâclés ?
Dessin approximatif ? Inspiration fluctuante ? Ou bien est-ce une de
ces coquetteries dont les artistes raffolent et qui consiste à se dévaloriser
dans l’espoir d’être portés aux nues ?
« Je suis un artiste
magnégné. Voyez comme c’est triste ! ».
« Mais non voyons, ne
dites pas ça, en voilà une idée ! Comment, mais COMMENT pouvez-vous penser une
chose pareille ! Vous êtes notre meilleur artiste ! »
Vers la fin des années 2000 je donnais des
cours de peinture, pour faire bouillir ma marmite. Mes élèves étaient alors des
wazungu*, des femmes presqu’uniquement, qui venaient les samedis, seul jour où
j’enseignais, le matin et l’après-midi. Généralement je leur confiais un petit
travail, de dessin ou de peinture, qui devait les occuper pendant les trois
heures que durait la leçon ; j’intervenais lorsqu’elles me le demandaient ou
lorsque je voyais qu’elles prenaient une mauvaise direction. Puis, une fois mes
élèves mises sur les rails, je reprenais mon travail là où je l’avais laissé.
Ce jour-là je travaillais sur un grand format représentant une rue de village,
avec chèvres, enfants, marchandes de bananes, parasols et cases en tôles. J’étais
concentré sur mes maisons et n’avais pas remarqué mon élève qui s’était déplacée
derrière moi et me regardait travailler, sans faire de bruit. Je sursautai
lorsqu’elle me dit :
« Oh ! Monsieur
Marcel, qu’est-ce que vous rendez bien le magnégné ! »
J’en fus vexé ! La
remarque ne voulait pas être désagréable, ça je l’avais compris, mais je ne
l’avais pas du tout prise pour un compliment ; ce qu’elle était pourtant. Ce
que j’avais immédiatement compris c’était : votre travail est magnégné ;
vous êtes bon là-dedans ; vous excellez dans le magnégné ! Puis, et
assez rapidement Dieu merci, je compris autre chose, surtout en examinant mon
élève, qui ne me regardait pas mais avait les yeux sur mon tableau, et il y
avait de l’admiration dans ce regard, pas de la moquerie ; c’était un
regard bienveillant, apaisé, empreint de tout ce dont je rêve et que je
recherche dans les yeux de ceux qui sont devant mes tableaux. Avec mon dessin,
et plus précisément avec mes cases en tôles mal foutues, j’avais touché juste,
ce qui est sans doute la première satisfaction d’un artiste. Me revenait une
phrase de Van Gogh qui, parlant de sa peinture, disait : « avec mes
tableaux je cherche à dire quelque chose qui apaise ». Les tableaux de Van
Gogh étaient-ils magnégné ? Aux yeux de ses contemporains la réponse était
OUI ! Sans aucun doute.
Penser à Van Gogh m’avait
remonté le moral et c’est avec des yeux tout attendris que je remerciai mon
élève. J’étais donc magnégné, ce que je savais déjà depuis très
longtemps ; psychologiquement, affectivement, et même intellectuellement
j’appartenais depuis toujours à une classe mentale qui n’était pas nouvelle,
mais qui porterait désormais un nouveau nom. Les psys classaient les gens comme
moi dans la catégorie des « états limites », à partir d’aujourd’hui ils
me mettront dans celle des « états magnégné ». J’y voyais un progrès,
au minimum un soulagement. Il y a dans « magnégné » une absence de
gravité qu’on ne trouve pas dans « état-limite », lequel évoque une
mise en garde, index dressé, sourcils froncés, lèvres puritaines serrées sur
une réprimande prête à être énoncée. « Monsieur, vous atteignez vos
limites ! » Au temps où je consultais un psy, j’aurais aimé, je
crois, qu’il me dise ; « Mon cher Monsieur, je vous ai bien écouté,
je crois pouvoir dire que vous faites partie des patients magnégné. » J’aurais
alors immédiatement su que mon cas n’était pas désespéré, que je pouvais m’en
tirer, et que, même si je ne guérissais pas totalement, je pourrais continuer à
vivre comme si de rien n’était. J’étais magnégné, bon ; ça valait mieux
que d’être boiteux, ou complètement zinzin. Quant à ma peinture, si l’on
gardait à l’esprit que les tableaux de Van Gogh, de son vivant, étaient
magnégné, qui étais-je pour dire que les miens ne l’étaient pas ?
Mayotte est magnégné, je suis magnégné, ma
peinture est magnégné, voilà une chose entendue. Mais il existe un autre
secteur de Mayotte où le mot magnégné s’impose ; c’est la relation que l’état
français entretient avec l’île. Sous-développée, sous-équipée, sous- protégée, en
sous-France, comme l’a si justement qualifiée l’économiste mahorais
Mahamoud Azihary*. Même la Creuse, que de Gaulle appelait « le désert français »
dispose de plus d’équipements, bénéficie de plus d’attention et est plus en
sécurité que Mayotte, pourtant française depuis un bon siècle et demi. A chaque
fois qu’il y a un problème sérieux à Mayotte (à peu près douze fois par an)
l’état discute, l’état commissionne, l’état promet puis l’état esquive. Bref,
si on parle des rapports entre Mayotte et Paris, et cela depuis toujours, magnégné
est LE mot qui convient.
Dernière raison pour laquelle je suis
attaché à ce mot, et ce n’est peut-être pas la plus insignifiante, il s’agit de
mes mémoires après tout. Elles sont destinées à me survivre. On trouvera dans
cette chronique quelques réminiscences de l’Anjou (j’y suis né, j’y ai grandi),
des souvenirs d’Australie (j’y ai vécu quinze ans avant de venir à Mayotte),
mais quatre-vingt pour cent de ces évocations seront mahoraises. Et plus
j’avance en âge, plus je trouve raisonnable de penser que Mayotte sera le
dernier mot de mon existence. Je serais donc très heureux que le mot
« magnégné » fut accueilli comme nouveau mot dans le vocabulaire
français, lequel s’est déjà beaucoup enrichi auprès de toutes les langues que
l’Histoire nous a fait côtoyer. A l’arabe par exemple, nous avons emprunté hasard,
café, nouba, et même zob ! On peut bien prendre magnégné au
mahorais ; on ne déchoira pas, et c’est dans cet espoir que je confirme le
titre de cet ouvrage : « Mémoires d’un artiste magnégné ».
Prologue
Mille neuf cent quatre-vingt-treize.
Début août. Pleine saison sèche. Le taxi brousse s’arrête devant une
construction allongée, écrasée dans la lumière déclinante, posée là sur le bord
de la route. Sa façade avait dû un jour être blanche mais maintenant elle est
maculée de longues taches d’ocre rouge. Un seul étage, qui rejoint les larges
feuilles des cocotiers plantés à ses côtés et se perd avec elles dans le ciel
qui s’obscurcit. Je descends du pick-up 404 Peugeot, avec deux autres
passagers, des enseignants eux aussi, un peu hébétés eux aussi, tous trois
debout sur le trottoir, examinant avec circonspection le bâtiment où nous
allions devoir dormir pendant quelques jours, le temps de trouver un logement
définitif. « Nous vous avons réservé une chambre en ville », nous
avait dit le fonctionnaire de l’Education nationale qui nous avait accueilli
sur le parking de l’aéroport ; « ça vous permettra de voir
venir ». Au-dessus de l’entrée sur une grande enseigne en bois,
rectangulaire, qui avait dû être blanche elle aussi, on pouvait lire dans la
pénombre enveloppante : Résidence Abdallah Mami ; centre
d’hébergement pour sportifs de haut niveau. Aucune lumière sur la
façade ; Il est dix-huit heures et la nuit est presque complètement
tombée. Le taxi brousse fait demi-tour, nous éclairant furtivement de ses
phares jaunes avant de repartir d’où il est venu, emmenant sur ses sièges de
bois les passagers restants, fatigués et taciturnes, avec leurs cartons et
leurs sacs.
Tout est silencieux. Les grilles sont
ouvertes sur un patio sec et désert. J’ai sorti une lampe de poche pour en
balayer l’espace vide à gauche et à droite ; la cour est rectangulaire,
tout comme le bâtiment qui l’encadre sur ses quatre côtés. Un balcon de bois
sombre longe l’étage, sur tout le périmètre intérieur. On entend quelques
bruits venant de là-haut ; des toussotements, des raclements de gorge, un
vague murmure qui ressemble à un fredonnement, le bruit d’une radio, plus
lointain, en provenance d’une case derrière les murs, et le bruissement des
feuilles de cocotiers froufroutant sous la brise légère au-dessus de nos têtes.
Une lumière falote tressaute au fond de la cour et nous nous dirigeons vers
elle dans l’espoir d’y trouver un accueil. Un homme est là, dans une petite
pièce, assis sur une chaise, le dos et la tête appuyés contre le mur, les
jambes allongées ; il dort, la bouche entr’ouverte, une main sur son ventre,
l’autre pendant sur le côté au-dessus d’une assiette en aluminium où trainent
encore quelques grains de riz. Il est parfaitement détendu. Je ne sais pas si
c’est lui ou l’ombre que la lumière porte sur son visage, mais on dirait qu’il
sourit. Ce doit être le gardien. Il se réveille très vite en nous entendant
l’appeler, se redresse de sa chaise, nous tend une feuille sur laquelle le
rectorat avait écrit nos noms, y fait trois petites croix une fois nos
identités confirmées, prend sa lampe à pétrole et nous engage à le suivre à
l’étage, où se trouve notre chambre. La pièce est carrée et meublée de quatre
lits superposés. En face de la porte, le mur du fond est percé d’une fenêtre
sans vitre, sans volets, protégée par des barres de fer à béton scellées dans
les briques. Derrière nous, à côté de la porte, il y a un lavabo sans miroir et
une poubelle avec son couvercle. Il n’y a pas d’eau courante, ni dans les
chambres ni dans les toilettes. « Vous avez de l’eau ici » nous dit
notre hôte en désignant la petite poubelle. Il ne sait pas quand elle va
revenir ; c’est comme pour l’électricité, il ne sait pas non plus. Demain,
peut-être. Demain ou un autre jour.
« On peut manger
quelque part ? » lui demandé-je avant qu’il ne redescende. Il me
répondit qu’on trouverait des brochettes dehors, un peu plus loin, sur le bord
de la route. Je pose ma valise sur un des lits, et, ne gardant que mon petit
sac à dos, je sors de la chambre où j’étouffe déjà. Mes deux collègues suivront
plus tard, ce qui me réjouit parce que j’ai besoin d’être seul et de faire un
premier point sur ce qui m’attend ici, à Mayotte, pour les quatre prochaines
années.
Je suis ici parce que je sais que je vais
y trouver du soleil, des couleurs, des peaux noires, et surtout de l’argent.
L’Afrique me fournira les trois premiers, l’Education Nationale me donnera le
dernier. Ce qui n’est pas le moindre. Pour un an de traitement j’aurai une
prime équivalente ; pour les quatre années de mon contrat j’aurai donc une
prime de quatre ans de salaire. Non imposable. Rien que ça, déjà, aurait suffi
pour me faire venir à Mayotte. On ajoute un an de congé administratif à la
suite du contrat. Congé administratif signifiant congé payé. Pendant un an
donc. Et on ajoutera enfin deux aller-retour Mayotte Paris, payés eux aussi.
Les deux déménagements étant bien sûr pris en charge par l’état. Pour beaucoup
de gens le temps c’est de l’argent. C’était d’ailleurs un des axiomes qu’on
avait essayé de me mettre dans la tête quand j’avais été étudiant à l’école de
commerce de Nantes. Peine perdue ; pour moi l’argent c’est du temps. Du
temps pour ne rien faire parfois, pour rêver souvent, pour peindre toujours.
J’étais prêt à vivre comme un rat dans un environnement hostile pourvu que me
fut promise une somme qui allait me permettre de peindre et de ne faire que ça.
Quatre ans de salaire d’avance devraient m’offrir le temps de peindre pendant
quatre ans ; en vivant comme un rat, cela s’entend, et dans un lieu dont
je n’avais pas la première idée, l’Australie à nouveau, peut-être. Le plus
urgent était de gagner de l’argent, et j’étais à Mayotte exactement pour ça. Où
le dépenser me préoccuperait plus tard. Une fois mon déménagement arrivé, avec
tout mon matériel de peinture, j’allais pouvoir continuer mon apprentissage et
peindre pendant le temps libre que je ne manquerais pas d’avoir en quantité. Et
dans quatre ans, pfff ! J’irai ailleurs peindre tout mon saoul !
Alors, qu’il y ait de l’eau et de l’électricité ou pas, que les concierges
soient endormis ou pas, que Mayotte soit amicale ou non, tout cela n’avait que
peu d’importance en regard de ce qui m’attendait dans un avenir très proche. La liberté ; j’appelais ça comme ça. J’avais
quarante-cinq ans, et avant cinquante ans je serai mon propre maître.
Je ne le
savais pas encore, mais j’aurais dû ajouter Inch’Allah. Ce que j’ai pris
l’habitude de faire depuis.
Magnégné : mot mahorais connu
dans toute la région, qualifiant une action, une personne ou une chose, dont
l’état ou la réalisation va de l’approximatif au grand n’importe quoi.
Pour un Mahorais, magnégné est
toujours péjoratif, voire insultant. Pour un Mzungu* (prononcer M’zoun’gou)
c’est un mot comme un autre, amusant à entendre, rien de bien méchant ne
pouvant venir d’un mot se terminant en « gnégné ». On n’a jamais
entendu parler de massacres-gnégné par exemple, ou d’impôts-gnégné. Au contact
de magnégné le Français métropolitain pensera au « gnagna » dont il
se sert sitôt qu’il veut déprécier ou se moquer d’un propos qui l’ennuie. Par
exemple :
« N’oublie pas que tu
me dois de l’argent ! »
« Gnagnagna ! »
Magnégné, surtout pour l’expat fraichement
arrivé, c’est un peu ça. C’est un mot rigolo. Et qui, en plus, qualifie
parfaitement le nouvel univers dans lequel il est plongé dès qu’il met le pied
à Mayotte. Magnégné c’est du bricolage, c’est une réparation qui tiendra ce
qu’elle tiendra, c’est un toit en tôles qui a des fuites mais qui protège quand
même, c’est une cuisine bidouillée dans l’arrière-cour avec les moyens du bord,
bref, pour un Blanc qui débarque, le magnégné c’est un mot exotique pour désigner
un sous-développement bon enfant. Ce qui ne plait pas du tout aux Mahorais pour
lesquels le sous-développement ne peut PAS être bon enfant.
Artiste magnégné donc ;
c’est bien le titre que je veux donner à mes mémoires. Artiste inachevé ? Travaux bâclés ?
Dessin approximatif ? Inspiration fluctuante ? Ou bien est-ce une de
ces coquetteries dont les artistes raffolent et qui consiste à se dévaloriser
dans l’espoir d’être portés aux nues ?
« Je suis un artiste
magnégné. Voyez comme c’est triste ! ».
« Mais non voyons, ne
dites pas ça, en voilà une idée ! Comment, mais COMMENT pouvez-vous penser une
chose pareille ! Vous êtes notre meilleur artiste ! »
Vers la fin des années 2000 je donnais des
cours de peinture, pour faire bouillir ma marmite. Mes élèves étaient alors des
wazungu*, des femmes presqu’uniquement, qui venaient les samedis, seul jour où
j’enseignais, le matin et l’après-midi. Généralement je leur confiais un petit
travail, de dessin ou de peinture, qui devait les occuper pendant les trois
heures que durait la leçon ; j’intervenais lorsqu’elles me le demandaient ou
lorsque je voyais qu’elles prenaient une mauvaise direction. Puis, une fois mes
élèves mises sur les rails, je reprenais mon travail là où je l’avais laissé.
Ce jour-là je travaillais sur un grand format représentant une rue de village,
avec chèvres, enfants, marchandes de bananes, parasols et cases en tôles. J’étais
concentré sur mes maisons et n’avais pas remarqué mon élève qui s’était déplacée
derrière moi et me regardait travailler, sans faire de bruit. Je sursautai
lorsqu’elle me dit :
« Oh ! Monsieur
Marcel, qu’est-ce que vous rendez bien le magnégné ! »
J’en fus vexé ! La
remarque ne voulait pas être désagréable, ça je l’avais compris, mais je ne
l’avais pas du tout prise pour un compliment ; ce qu’elle était pourtant. Ce
que j’avais immédiatement compris c’était : votre travail est magnégné ;
vous êtes bon là-dedans ; vous excellez dans le magnégné ! Puis, et
assez rapidement Dieu merci, je compris autre chose, surtout en examinant mon
élève, qui ne me regardait pas mais avait les yeux sur mon tableau, et il y
avait de l’admiration dans ce regard, pas de la moquerie ; c’était un
regard bienveillant, apaisé, empreint de tout ce dont je rêve et que je
recherche dans les yeux de ceux qui sont devant mes tableaux. Avec mon dessin,
et plus précisément avec mes cases en tôles mal foutues, j’avais touché juste,
ce qui est sans doute la première satisfaction d’un artiste. Me revenait une
phrase de Van Gogh qui, parlant de sa peinture, disait : « avec mes
tableaux je cherche à dire quelque chose qui apaise ». Les tableaux de Van
Gogh étaient-ils magnégné ? Aux yeux de ses contemporains la réponse était
OUI ! Sans aucun doute.
Penser à Van Gogh m’avait
remonté le moral et c’est avec des yeux tout attendris que je remerciai mon
élève. J’étais donc magnégné, ce que je savais déjà depuis très
longtemps ; psychologiquement, affectivement, et même intellectuellement
j’appartenais depuis toujours à une classe mentale qui n’était pas nouvelle,
mais qui porterait désormais un nouveau nom. Les psys classaient les gens comme
moi dans la catégorie des « états limites », à partir d’aujourd’hui ils
me mettront dans celle des « états magnégné ». J’y voyais un progrès,
au minimum un soulagement. Il y a dans « magnégné » une absence de
gravité qu’on ne trouve pas dans « état-limite », lequel évoque une
mise en garde, index dressé, sourcils froncés, lèvres puritaines serrées sur
une réprimande prête à être énoncée. « Monsieur, vous atteignez vos
limites ! » Au temps où je consultais un psy, j’aurais aimé, je
crois, qu’il me dise ; « Mon cher Monsieur, je vous ai bien écouté,
je crois pouvoir dire que vous faites partie des patients magnégné. » J’aurais
alors immédiatement su que mon cas n’était pas désespéré, que je pouvais m’en
tirer, et que, même si je ne guérissais pas totalement, je pourrais continuer à
vivre comme si de rien n’était. J’étais magnégné, bon ; ça valait mieux
que d’être boiteux, ou complètement zinzin. Quant à ma peinture, si l’on
gardait à l’esprit que les tableaux de Van Gogh, de son vivant, étaient
magnégné, qui étais-je pour dire que les miens ne l’étaient pas ?
Mayotte est magnégné, je suis magnégné, ma
peinture est magnégné, voilà une chose entendue. Mais il existe un autre
secteur de Mayotte où le mot magnégné s’impose ; c’est la relation que l’état
français entretient avec l’île. Sous-développée, sous-équipée, sous- protégée, en
sous-France, comme l’a si justement qualifiée l’économiste mahorais
Mahamoud Azihary*. Même la Creuse, que de Gaulle appelait « le désert français »
dispose de plus d’équipements, bénéficie de plus d’attention et est plus en
sécurité que Mayotte, pourtant française depuis un bon siècle et demi. A chaque
fois qu’il y a un problème sérieux à Mayotte (à peu près douze fois par an)
l’état discute, l’état commissionne, l’état promet puis l’état esquive. Bref,
si on parle des rapports entre Mayotte et Paris, et cela depuis toujours, magnégné
est LE mot qui convient.
Dernière raison pour laquelle je suis
attaché à ce mot, et ce n’est peut-être pas la plus insignifiante, il s’agit de
mes mémoires après tout. Elles sont destinées à me survivre. On trouvera dans
cette chronique quelques réminiscences de l’Anjou (j’y suis né, j’y ai grandi),
des souvenirs d’Australie (j’y ai vécu quinze ans avant de venir à Mayotte),
mais quatre-vingt pour cent de ces évocations seront mahoraises. Et plus
j’avance en âge, plus je trouve raisonnable de penser que Mayotte sera le
dernier mot de mon existence. Je serais donc très heureux que le mot
« magnégné » fut accueilli comme nouveau mot dans le vocabulaire
français, lequel s’est déjà beaucoup enrichi auprès de toutes les langues que
l’Histoire nous a fait côtoyer. A l’arabe par exemple, nous avons emprunté hasard,
café, nouba, et même zob ! On peut bien prendre magnégné au
mahorais ; on ne déchoira pas, et c’est dans cet espoir que je confirme le
titre de cet ouvrage : « Mémoires d’un artiste magnégné ».
Mille neuf cent quatre-vingt-treize.
Début août. Pleine saison sèche. Le taxi brousse s’arrête devant une
construction allongée, écrasée dans la lumière déclinante, posée là sur le bord
de la route. Sa façade avait dû un jour être blanche mais maintenant elle est
maculée de longues taches d’ocre rouge. Un seul étage, qui rejoint les larges
feuilles des cocotiers plantés à ses côtés et se perd avec elles dans le ciel
qui s’obscurcit. Je descends du pick-up 404 Peugeot, avec deux autres
passagers, des enseignants eux aussi, un peu hébétés eux aussi, tous trois
debout sur le trottoir, examinant avec circonspection le bâtiment où nous
allions devoir dormir pendant quelques jours, le temps de trouver un logement
définitif. « Nous vous avons réservé une chambre en ville », nous
avait dit le fonctionnaire de l’Education nationale qui nous avait accueilli
sur le parking de l’aéroport ; « ça vous permettra de voir
venir ». Au-dessus de l’entrée sur une grande enseigne en bois,
rectangulaire, qui avait dû être blanche elle aussi, on pouvait lire dans la
pénombre enveloppante : Résidence Abdallah Mami ; centre
d’hébergement pour sportifs de haut niveau. Aucune lumière sur la
façade ; Il est dix-huit heures et la nuit est presque complètement
tombée. Le taxi brousse fait demi-tour, nous éclairant furtivement de ses
phares jaunes avant de repartir d’où il est venu, emmenant sur ses sièges de
bois les passagers restants, fatigués et taciturnes, avec leurs cartons et
leurs sacs.
Tout est silencieux. Les grilles sont
ouvertes sur un patio sec et désert. J’ai sorti une lampe de poche pour en
balayer l’espace vide à gauche et à droite ; la cour est rectangulaire,
tout comme le bâtiment qui l’encadre sur ses quatre côtés. Un balcon de bois
sombre longe l’étage, sur tout le périmètre intérieur. On entend quelques
bruits venant de là-haut ; des toussotements, des raclements de gorge, un
vague murmure qui ressemble à un fredonnement, le bruit d’une radio, plus
lointain, en provenance d’une case derrière les murs, et le bruissement des
feuilles de cocotiers froufroutant sous la brise légère au-dessus de nos têtes.
Une lumière falote tressaute au fond de la cour et nous nous dirigeons vers
elle dans l’espoir d’y trouver un accueil. Un homme est là, dans une petite
pièce, assis sur une chaise, le dos et la tête appuyés contre le mur, les
jambes allongées ; il dort, la bouche entr’ouverte, une main sur son ventre,
l’autre pendant sur le côté au-dessus d’une assiette en aluminium où trainent
encore quelques grains de riz. Il est parfaitement détendu. Je ne sais pas si
c’est lui ou l’ombre que la lumière porte sur son visage, mais on dirait qu’il
sourit. Ce doit être le gardien. Il se réveille très vite en nous entendant
l’appeler, se redresse de sa chaise, nous tend une feuille sur laquelle le
rectorat avait écrit nos noms, y fait trois petites croix une fois nos
identités confirmées, prend sa lampe à pétrole et nous engage à le suivre à
l’étage, où se trouve notre chambre. La pièce est carrée et meublée de quatre
lits superposés. En face de la porte, le mur du fond est percé d’une fenêtre
sans vitre, sans volets, protégée par des barres de fer à béton scellées dans
les briques. Derrière nous, à côté de la porte, il y a un lavabo sans miroir et
une poubelle avec son couvercle. Il n’y a pas d’eau courante, ni dans les
chambres ni dans les toilettes. « Vous avez de l’eau ici » nous dit
notre hôte en désignant la petite poubelle. Il ne sait pas quand elle va
revenir ; c’est comme pour l’électricité, il ne sait pas non plus. Demain,
peut-être. Demain ou un autre jour.
« On peut manger
quelque part ? » lui demandé-je avant qu’il ne redescende. Il me
répondit qu’on trouverait des brochettes dehors, un peu plus loin, sur le bord
de la route. Je pose ma valise sur un des lits, et, ne gardant que mon petit
sac à dos, je sors de la chambre où j’étouffe déjà. Mes deux collègues suivront
plus tard, ce qui me réjouit parce que j’ai besoin d’être seul et de faire un
premier point sur ce qui m’attend ici, à Mayotte, pour les quatre prochaines
années.
Je suis ici parce que je sais que je vais
y trouver du soleil, des couleurs, des peaux noires, et surtout de l’argent.
L’Afrique me fournira les trois premiers, l’Education Nationale me donnera le
dernier. Ce qui n’est pas le moindre. Pour un an de traitement j’aurai une
prime équivalente ; pour les quatre années de mon contrat j’aurai donc une
prime de quatre ans de salaire. Non imposable. Rien que ça, déjà, aurait suffi
pour me faire venir à Mayotte. On ajoute un an de congé administratif à la
suite du contrat. Congé administratif signifiant congé payé. Pendant un an
donc. Et on ajoutera enfin deux aller-retour Mayotte Paris, payés eux aussi.
Les deux déménagements étant bien sûr pris en charge par l’état. Pour beaucoup
de gens le temps c’est de l’argent. C’était d’ailleurs un des axiomes qu’on
avait essayé de me mettre dans la tête quand j’avais été étudiant à l’école de
commerce de Nantes. Peine perdue ; pour moi l’argent c’est du temps. Du
temps pour ne rien faire parfois, pour rêver souvent, pour peindre toujours.
J’étais prêt à vivre comme un rat dans un environnement hostile pourvu que me
fut promise une somme qui allait me permettre de peindre et de ne faire que ça.
Quatre ans de salaire d’avance devraient m’offrir le temps de peindre pendant
quatre ans ; en vivant comme un rat, cela s’entend, et dans un lieu dont
je n’avais pas la première idée, l’Australie à nouveau, peut-être. Le plus
urgent était de gagner de l’argent, et j’étais à Mayotte exactement pour ça. Où
le dépenser me préoccuperait plus tard. Une fois mon déménagement arrivé, avec
tout mon matériel de peinture, j’allais pouvoir continuer mon apprentissage et
peindre pendant le temps libre que je ne manquerais pas d’avoir en quantité. Et
dans quatre ans, pfff ! J’irai ailleurs peindre tout mon saoul !
Alors, qu’il y ait de l’eau et de l’électricité ou pas, que les concierges
soient endormis ou pas, que Mayotte soit amicale ou non, tout cela n’avait que
peu d’importance en regard de ce qui m’attendait dans un avenir très proche. La liberté ; j’appelais ça comme ça. J’avais
quarante-cinq ans, et avant cinquante ans je serai mon propre maître.
Je ne le
savais pas encore, mais j’aurais dû ajouter Inch’Allah. Ce que j’ai pris
l’habitude de faire depuis.
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