dimanche 17 août 2008

chronique anjouanaise


« Une tablette et demie il faut ! Pas dix, pas cinq, pas trois ! Pour un gâteau il faut une tablette et demie, et pas un carré de plus ! Monsieur Leboeuf a ramené le chocolat lundi, et depuis lundi on a fait combien de gâteaux ? On a fait combien de gâteaux Mohamed ?? Mohamed je te pose une question ! Combien de gâteaux on a fait depuis lundi ??
Il a l’air bien embêté Mohamed. Il a la tête baissée, il s’essuie les mains sur son tablier, il déplace son corps d’un pied sur l’autre, il surveille le fourneau sur lequel il n’y a encore rien. Il tente un sourire.
- Mais, Madame Leboeuf…
- Tu me réponds s’il te plait Mohamed ; on a fait combien de gâteaux cette semaine ?
- Peut-être deux…
- On a fait DEUX gâteaux. Et DEUX gâteaux ça nous fait combien de tablettes ? Je te parle Mohamed ! Ca fait combien de tablettes ??
- A peu près trois…
- Ca fait TROIS tablettes ! Et lundi dernier Monsieur Leboeuf a ramené combien de tablettes ? Je te pose une question Mohamed, tu commences à m’énerver, combien de tablettes Monsieur Leboeuf a-t-il ramené avec lui ??
Mohamed rentre la tête dans les épaules et écarte les bras. Il ressemble à un pingouin qui voudrait bien faire plaisir, qui comprend ce qu’on attend de lui mais qui ne peut pas, qui ne peut vraiment pas ; et qui en est sincèrement désolé. Il fait des efforts pourtant, et s’il le pouvait, le pingouin se gratterait la tête, mais il peut pas. Il ne se souvient pas. Peut-être que si on lui laissait du temps il parviendrait à se souvenir. D’abord lundi c’était pas hier, et Monsieur Leboeuf avait ramené avec lui beaucoup d’autres choses de Mayotte. Il y avait de la crème, il y avait du fromage, qui était toujours là dans le frigo…
- DIX ! DIX tablettes ! Voilà ce que Monsieur Leboeuf a ramené avec lui lundi dernier. Alors on fait les comptes ; dix tablettes ramenées lundi, moins trois utilisées pour les gâteaux, il nous reste donc sept tablettes, et elles sont où les sept tablettes ? Elles sont où les sept tablettes Mohamed ?!?
Machinalement Mohamed tourne la tête vers l’étagère où les tablettes devraient se trouver. Dix fois déjà il a regardé par là mais ça n’a rien changé, il y a toujours un vide entre les paquets de levure et le bocal de farine. Il se tourne vers Ali qui épluche les pommes de terre dans l’évier, croise son regard, hausse un sourcil, ouvre la bouche, mais Ali ne lui laisse pas placer un mot.
- Moi j’étais au marché quand Monsieur Leboeuf est arrivé, je faisais les courses…
- C’est quand même toi et Mohamed qui les avez rangées ces courses, et aussi ce qu’a ramené Monsieur Leboeuf, la crème, le fromage. Et elles sont où les tablettes qui devraient être là ?

Marie Josèphe n’en peut plus. Le poing droit sur la hanche, l’index gauche raide, accusateur, dirigé alternativement vers l’un ou l’autre de ses cuisiniers, une jambe en avant, le dos cambré et la poitrine à nouveau avantageuse, altière, pourfendeuse, vengeresse, implacable. Le morceau de miroir devant lequel Mohamed se rase le matin lui renvoie son image terrifiante ; elle n’aurait pas dû se regarder, elle a envie d’arrêter mais elle se retient pour garder la pose encore quelques secondes. Elle n’arrivera à rien ; elle le sait, Mohamed le sait, Ali commence à s’en douter et comme il n’y a pas encore beaucoup de fruits ce sont donc des gâteaux à la banane qui remplaceront le gâteau au chocolat dont ses clients raffolent. Tout de même, sept tablettes d’un coup ! Momo avait fait fort cette fois ci et Marie Josèphe allait devoir réajuster ses rapports avec son chef cuisinier. Il y a ce qu’elle le paye. Il y a ce qu’elle lui donne. Et il y a ce qu’il lui vole. Elle le paye pour son travail ; elle lui donne pour ses caresses ; et il la vole pour qu’elle se souvienne qu’il est toujours disponible quand elle a besoin de lui. Rien n’est facile à Anjouan, elle le sait bien. Tout augmente, comme partout ailleurs et Marie-Josèphe augmente aussi. Bientôt soixante ans et bientôt quatre vingt dix kilos. La plupart du temps tout marchait très bien et Mohamed savait se tenir. Beaucoup mieux par exemple que le sculptural et vaniteux joueur de foot qui occupait parfois le lit de la directrice de l’Alliance Franco-Comorienne, et il avait la peau beaucoup plus douce, et il bougeait plus, vraiment beaucoup plus, tout le monde le savait. Mohamed n’avait toujours volé que ce qui lui était dû. Mais là tout de même, sept tablettes d’un coup !
- Excuse moi Madame…
Momo a l’air contrit et quand il fait ses yeux tristes il est presqu’aussi beau que quand il fait voir ses dents. Plus attendrissant assurément.
- On en reparle à la fin du service, et vous avez intérêt à me donner une bonne explication !
Marie-Josèphe inspire un grand coup, réajuste d’une main solide tétons et bourrelets, agite une dernière fois un menaçant index avant de faire un frémissant demi-tour pour avaler les marches qui la mènent à l’étage. Pas plus essoufflée que ça, ce dont elle se félicite. Il n’y avait tout de même pas beaucoup de grosses de soixante ans bientôt qui pouvait gravir ces marches avec autant de gnacque. La colère lui faisait du bien, elle l’avait remarqué mille fois. Les épaules étaient dégagées, la poitrine était ample, les respirations profondes et les jambes retrouvaient une légèreté dont on ne se souvenait plus, qu’on avait cru perdue mais qui n’était que tapie, en réserve, s’éveillant à nouveau à la moindre contrariété. Elle n’aurait quitté Anjouan pour rien au monde.

Il y avait foule ce soir dans la salle à manger, ce qui n’était pas si fréquent. La soirée ne serait pas forcément longue mais il allait falloir courir. Marie-Josèphe prit une profonde inspiration, ouvrit la porte à la volée, souleva l’étagère qui donnait accès au bar, la laissa retomber bruyamment, ce qui eut pour effet d’arrêter la moitié des conversations, et claqua le bar du plat de la main.
- Bon ! Maintenant qui prend quoi ?

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