Si j’étais noir les Wazungu (1) en tout premier en seraient tout heureux. A commencer par les profs d’arts plastiques qui y verraient, enfin! une vraie bonne raison d’être venus à Mayotte, une récompense méritée à toutes ces années de labeur pour décrocher l’agrégation, une désormais inattaquable justification de leur prime. Sans doute n’achèteraient-ils pas davantage mais ils parleraient plus de mon travail. « Ce paysage que tu vois là a été fait par un Mahorais ! C’est pas possible ! Si si je te l’assure. Il s’appelle Aderahamane Saïd mais son surnom c’est Marcel. Il vient de la brousse. Ah ben dis donc ! Ah ben dis donc ! Comme quoi ça vaut la peine de dépenser de l’argent dans l’éducation. Repasse-moi, veux-tu, le catalogue de la Camif.»
Ravies de la nouveauté les élites expats, issues de la préfecture, de l’IEDOM (2), de la magistrature ou de la chambre de commerce m’inviteraient à leurs cocktails, à leur table, au golf, m’offriraient un stand au Comité du tourisme et me présenteraient à leurs hôtes de passage. « Monsieur le ministre laissez-moi vous présenter Abderamane Saïd, plus connu sous le pseudonyme de Marcel. C’est lui qui a fait la nature morte que vous voyez là, juste sous l’air conditionné. Ah ! Mais c’est très bien ça ! Très très très très bien. Vous avez appris où ? Ici, à Mayotte ! C’est un artiste de passage qui aura décidé de votre vocation ! Ah mais c’est très bien ça ! Très très bien. Un nègre qui peint comme nous ! Voilà qui est émerveillâble ! Continuez à travailler mon ami. Vous ne pouvez que réussir. Vous êtes l’avenir de l’Art à Mayotte. »
Toujours bien disposées toujours enclines à s’émouvoir*, les épouses de toutes ces huiles se sentiraient soudainement pousser des ailes de muse ou d’égérie et, pour peu que je prenne l’air triste et renifle à propos, pour peu aussi bien sur que je ne la ramène pas trop, mettraient toutes leurs forces en œuvre pour aider, à travers moi, tous ces beaux mais tellement malheureux Africains qui sont si tristement démunis de tout, ah comme c’est injuste!, m’inviteraient au jury de la meilleure encadreuse, à la journée annuelle « arts et loisirs » organisée par les épouses des personnels du DLEM (3) ou du GSMA (4), à l’arbre de Noël du Rotary, et donnant sans retenue libre cours à la bonté, l’altruisme et le désintéressement qui sont les qualités naturelles de toutes les femmes occidentales quant elles sont chez les pauvres, remueraient ciel et terre pour faire ma promotion, mettraient le siège devant mon atelier et me harcèleraient pour qu’après tant d’efforts enfin je les peignisse. « Ah Marcel ! Par pitié introduisez nous à la magie de votre pinceau ! »
Le rédacteur en chef de RFO, le directeur d’antenne et peut-être même Moina Saindou me trouveraient à leur goût, les pigistes du Mahorais apprendraient à écrire le mot « art » sans faire de faute d’orthographe, Mayotte hebdo, oui Mayotte hebdo soi-même m’inviterait à un de ses tant courus petits déjeuners, avec Ali Saïd Attoumani par exemple, qui aurait insisté pour être invité et qui serait arrivé à l’heure, Alain Kamal Martial abandonnerait le look de BHL, cesserait cinq minutes de parler de l’esclavage, se prendrait pour Jack Lang et m’embrasserait à chaque fois qu’il me rencontrerait, on me demanderait de faire partie du GRDC (5), le Conseiller d’Etat, si tellement occupé, entre deux avions ou entre deux vins romprait le croissant matinal avec moi à la terrasse de la boulangerie, Taillefer ordonnerait aux agents de sécurité de la Poste ou de la Sécurité Sociale de me laisser accéder aux guichets avant tout le monde, nimbé de tant de gloire je retrouverais le chemin des petits papiers de la Prima Dona du barreau, appelons-la Madame Z, qui me pardonnerait mes extravagances du passé, et la première d’entre elles, celle de lui avoir tenu tête, m’ouvrirait à nouveau tout grand les portes de sa villa, m’achèterait peut-être un petit ouvrage et, signe d’une profonde émotion, ne penserait même pas à me demander une ristourne, les gens en place couvriraient mes expositions, on m’inviterait pour entendre mon point de vue sitôt qu’on parlerait d’art ou de culture, on organiserait des débats contradictoires à l’issue desquels tout le monde se quitterait content de soi, Chamoins, le directeur des affaires culturelles de la préfecture me hisserait aux nues, moi qui suis par ailleurs tant porté sur les nus, on me solliciterait pour la coopération régionale, on me supplierait d’enseigner aux enfants, on m’octroierait des subventions, va savoir, on soufflerait mon nom pour une médaille des arts et lettres et, lorsqu’on m’inviterait, le soir, au restaurant, les serveurs, déférents, me donneraient du « maître ».
Voilà donc bien matière à rêver.
Et qu’en penseraient les Mahorais si j’étais noir ? À suivre…
* merci Brassens
(1) Un Blanc : muzungu prononcer m’zungu. Des Blancs : wazungu
(2) IEDOM Banque de France hors hexagone
(3) DLEM Détachement de la Légion étrangère
(4) GSMA Service militaire adapté
(5) GRDC Groupe de Réflexion sur le Devenir des Comores. Très documenté, très pointu et très chatouilleux sur l’histoire de la région, très intelligent, très amoureux des Comores dans leur ensemble, un peu snob ou peut-être simplement élitiste, très anti-département et donc quasiment clandestin par les temps qui courent.
Et si j’étais Comorien ça donnerait à peu près ça.