mercredi 4 juin 2008
Il y avait longtemps que j'avais envie de faire une Cène. Plus de vingt ans. Lorsque j'avais commencé à dessiner, à m'intéresser à mes premiers grands peintres, à Rembrandt, à Vermeer, à Léonard de Vinci, phares d'entre les phares. Mais jamais je n'aurais eu l'idée d'illustrer un Dernier Repas avec des Africains si je n'étais venu à Mayotte. Et encore, n'est-ce pas moi qui ai eu l'idée. Au début, c'est avec des Palestiniens que je rêvais de faire une Cène. Pour des raisons politiques, parce qu'il y en a quand même un peu ras l'bol que les Palestiniens soient depuis si longtemps traités comme des chiens, c'eut été une façon de leur redonner un peu de dignité, et pour des raisons esthétiques surtout, puisque je ne me souviens pas avoir jamais complètement adhéré à l'image d'un Christ blond aux cheveux soyeux et légèrement ondulés, estampillé bon descendant de Gaulois façon gendre dont tout le monde rêve. Barbu je veux bien, mais couleur de blé mûr sûrement pas. Je pense qu'à cette époque, en Palestine, il devait être très difficile de faire la différence entre un juif et un non juif, un peu comme c'est le cas aujourd'hui, et j'imagine volontiers le Christ avec une tête sémitico-arabe (ou arabo-sémite, c'est tout comme) un peu émaciée parce qu'il ne devait pas passer beaucoup de temps à table, et pas très bien rasé parce qu'il devait souvent penser à autre chose. Certainement pas sous les traits de ces grands fils de Celtes au regard délavé qui l'ont personnifié en Occident depuis que l'Occident dessine des images pieuses.
Je dois à Joseph Dupont, un prêtre ami de la famille l'idée d'illustrer cette vieille histoire de chez nous avec des gens des Comores. Lorsque je lui ai parlé du fantasme que j'avais parfois de faire une Cène avec des arabes, il m'a dit:"Fais la avec des gens de là-bas", là-bas signifiant Mayotte, d'où je venais, et où je retournerais une fois les vacances terminées. Ma première réaction fut de rejet. "Quoi! Une Cène avec des Noirs! Et en plus, là-bas, ils sont tous musulmans!" Comme si ça se voyait! Mais presqu'aussi vite son idée m'a séduit et sitôt qu'elle l'eut fait la situation est devenue évidente. Il ne pouvait s'agir que d'un vulé. C'est donc du dernier Vulé que nous ferions l'image.
Un vulé est une grillade campagnarde et rustique. Très rustique même puisqu'on n'apporte rien et qu'on y grille ce que l'on trouve sur place. On y mangera donc des oiseaux, des poissons, des hérissons, accompagnés par des bananes, du manioc ou du fruit à pain si c'est la saison, et comme boisson il y a le jus de coco, l'eau fraîche ou le jus de palme fermenté si personne ne vous attend le soir à la maison. Au départ le vulé est tout sauf une institution. C'est un repas mangé à la campagne quand on va y travailler, et pour quelle autre raison peut-on bien vouloir aller à la campagne? Après avoir gratté, planté, arrosé et récolté ce qu'on pouvait de cette terre aussi basse et aussi ingrate qu'ailleurs, on se retrouve avec d'autres laborieux qui ont fait la même chose, et on grille ce qu'on a sous la main avant de rentrer au village et à la case, là où les mères les femmes et les filles ont eu toute la journée pour préparer autre chose que des bananes grillées. Sinon ce n'est pas la peine d'être marié. De temps à autre, bien naturellement, il y a des vulés que l'on fait ailleurs que sur son champ de misère, avec des amis choisis pour le plaisir qu'on a d'être avec eux et le vulé devient donc une grillade sociale comme le sont nos barbecues de citadins. On ne se contente plus de ce qu'on trouve sur place comme le ferait n' importe quel sauvage, mais on apporte son sel et son putu (prononcer "poutou"; signifie piment de chez piment) et les plus délicats amènent leur aïl et leur oignon. Le développement aidant on amène aussi des glacières et les lieux favoris de vulés ne se reconnaissent plus seulement aux cendres et aux noix de coco percées, mais aux canettes et aux cartons de gros vin rouge. On n'y peut rien, "denam'neyo", ce qui ici veut dire "c'est la vie, c'est comme ça".
On l'aura compris, et par définition pourrait-on dire, le vulé est plus une affaire d'hommes que de femmes. S'il faut attraper un hérisson, pêcher un poisson ou tuer un pigeon on ne voit pas très bien comment une femme s'y prendrait, et le tenterait-elle que tout le village en rirait et qu'elle aurait des surnoms pour la vie entière. Il existe bien sur des vulé de femmes, dans les cours des cases principalement, où on a tout sous la main et où on prépare entre copines et femmes de la famille, pendant que les hommes sont partis à leurs affaires, à la campagne justement, et on n'appelle pas ça un vulé mais c'est un peu pareil puisque c'est un repas pris en commun par des femmes qui travaillent ensemble.
Il y a bien sur des vulé mixtes, et il y en a de plus en plus. Ceux-ci sont en tous points semblables à nos grillades mondaines où l'on pique-nique entre soi, avec des copains qui ont amené leurs ailes de poulet, leurs boissons et leur copine. Ces vulé là auront lieu sur les plages, là où tout est plus ouvert et plus visible, tandis que les vulé d'hommes auront généralement lieu dans l'épaisseur des buissons, là où on peut boire, roter et dire toutes les bêtises que l'on veut sans s'attirer des remarques désobligeantes, et surtout, sans être obligé de faire le beau. Il existe aussi de gros vulé mixtes qui peuvent rassembler une bonne centaine de personnes, sous les arbres des plages la plupart du temps, et qui sont offerts par des gens qui ont envie que l'on dise du bien d'eux, c'est à dire qu'on les trouvera souvent un peu avant les élections.
Voilà ce qu'on peut dire sur le vulé. Je précise juste que j'ai fait exprès de ne pas mettre de "s" au pluriel de "vulé" puisqu'en langage local les pluriels ne se font pas avec des "s" mais avec une transformation des noms.
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1 commentaire:
bonjour! je viens du blog de vos "voisins" "île...usion mahoraise", et je viens de passer un agréable moment en lisant cet article sur un épisode de la vie mahoraise; toute les petites annotations sont aussi délicieuses que bien vues...merci à vous.
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