Peindre
quatre panneaux sur le mur de façade de l’alliance française de Moroni ;
un tableau par comore, eh oui, il y a bien quatre Comores, chacun de 2 m x
1,20. Le tout en trois semaines et demie. Et, dans la dernière semaine,
accrocher 17 tableaux, de format plus réduit, dans une des salles de la même
alliance. Voilà ce qui m’attend en septembre. Le titre de l’expo :
« fini pas fini ».
Bien
sûr je ne vais pas pouvoir tout faire en si peu de temps. J’ai donc fait des
brouillons dans mon atelier de Mayotte. Quatre dessins de format identique que
je vais décalquer avant de les emmener et de les reporter sur le mur de
l’Alliance, ce qui me fera gagner cinq à six semaines de travail. Et m’évitera
de passer pour un guignol aux yeux des spectateurs et trices comoriens qui me
regarderont faire. J’ai un peu le trac il me faut bien l’avouer. Par exemple
j’ai peur d’oublier quelque chose d’essentiel et quand on est aux Comores (les
trois indépendantes), tout ce qu’on oublie est essentiel. Je travaille à
l’ancienne ou comme un vieux, c’est selon, avec de la térébenthine, de l’huile
de lin cuite, des siccatifs, des fusains, des pinceaux en poil de putois, de
martre ou même de porc (!?) et on trouve ça où à Moroni ? A Anjouan c’est
pareil bien évidemment et tout ce qui se trouve dans mon atelier de Mutsamudu
est amené de Mayotte. Parce qu’à Mayotte,
c’est bien connu, on trouve tout
ce qu’on veut. Et ça c’est n’importe quoi puisqu’à Mayotte comme ailleurs dans
l’archipel ils n’ont pas l’habitude de peindre à l’huile et tout mon matériel
vient finalement de métropole ; peintures, pinceaux, diluants, fusains,
etc. Ne rien oublier donc et venir avec tout, y compris la boite de conserve
vide dans laquelle je mettrai le pétrole pour nettoyer les pinceaux, et les
chiffons que j’utiliserai pour barbouiller ou effacer.
Je
crains aussi l’inconfort. Il ne fera pas trop trop chaud en septembre mais la
gestion de l’eau et de l’électricité est des plus approximatives aux Comores en
général et à Ngazidja en particulier. A Ndzuani ils ne disposent pas de
beaucoup plus d’argent mais il y est souvent possible de prévoir lorsque
l’électricité sera coupée ou rétablie. Chacun sait par exemple que le courant
reviendra dans la zone A après que la zone B sera délestée ; ce sera
ensuite le tour de la zone C et ainsi de suite. On peut donc plus ou moins
prévoir et s’organiser en conséquence. Rien à voir avec Moroni où les coupures
sont parfois longues et toujours imprévisibles. Pendant le ramadan par exemple
l’électricité irriguait Mutsamudu tous les jours de 18 à 22 ou 23 heures, souvent plus, alors qu’à
Moroni si tu n’as pas ton propre groupe tu sèches sur pied. Idem pour l’eau
dont je peux me passer quelques jours s’il s’agit seulement de me laver mais
qui m’est indispensable pour nettoyer quotidiennement mes pinceaux.
La
plus grosse crainte de toutes, la crainte mère pourrais-je dire, c’est de me
déplacer et de travailler pour rien.
Après
le bac j’ai fait une école de commerce. Ça ne se devine pas mais c’est ainsi.
Et un jour, en début de je ne sais quelle année, un fringant prof de quelque
chose d’essentiel, le marketing je crois, a résumé brillamment l’intérêt de sa
matière ; « prenons deux vendeurs de chaussures ; l’un qui est
niais l’autre qui est avisé ; tous deux se rendent en Afrique ou en
Amazonie ou en Papouasie, bref dans une de ces régions où tout reste à faire.
Pays chauds cependant, pour la commodité de la démonstration. Tous les deux
constatent que les indigènes sont nu pied et ils en tirent leurs conclusions.
Le niais, sans doute très laid également dira : « il n’y a rien à
faire ici puisque tout le monde marche pieds nus ». L’avisé, notre
préféré, dira : « tout est à
faire puisque tout le monde marche pieds nus ». En ce qui concerne la
peinture aux Comores c’est un petit peu la même chose pour qui veut s’y faire
entendre. Les comoriens dans leur ensemble n’ayant que peu d’inclination pour
les tableaux on pourra ainsi soit tenter de les convaincre que la peinture elle
est belle et elle est bonne, soit passer son chemin et aller exposer ailleurs.
J’ai choisi quant à moi de m’accrocher aux Comores et c’est l’Histoire, petite
ou grande qui dira si Marcel était un niais ou un précurseur.
Précurseur ?
Il ne faut rien exagérer tout de même puisque d’autres avant moi se sont
attelés à la peinture. Je ne peux les citer tous puisque je ne les connais pas
tous mais je connais Chakri, je connais Dagenius, Modali, Napalo, Saindou,Seda,
Soulé… cités par ordre alphabétique parce que la susceptibilité des artistes
est une des plus hystérique qui soit. Depuis le temps que ces peintres
travaillent, et certains sont bons, le marché de la peinture ne s’est pas
vraiment développé dans aucune des îles et si bon nombre de comoriens demandent
qu’on leur fasse leur portrait il ne leur viendrait pas à l’idée d’en acheter
un. Mayotte elle-même, pourtant frottée à la civilisation et au bon goût depuis
quarante ans ne fait pas exception, se comportant sur ce sujet comme ses sœurs
voisines. Depuis 22 ans que je suis à Mayotte, c’est-à-dire dans les Comores,
je n’ai vendu à des autochtones qu’une dizaine de tableaux, cinq d’entre eux
par un Anjouanais. C’est à coup sûr une des raisons pour lesquelles j’ai
aujourd’hui un petit faible pour Anjouan. C’est comme ça.
Alors
donc pourquoi vouloir « convaincre » les Comores ? S’il s’y
trouve si peu d’intérêt pour la peinture et si peu de possibilités d’en vivre,
vouloir à toute force m’y faire une réputation c’est m’exposer à mourir de faim
ou être ridicule, ce qui ne pardonne pas, aux Comores moins qu’ailleurs.
J’aurai certainement l’occasion de revenir sur le sujet mais on peut déjà
résumer en disant que je demeure et persiste à demeurer aux Comores pour deux
raisons ; la première c’est qu’il y a effectivement un défi à relever en
voulant installer le goût de la peinture dans une région où tout le monde s’en
tape, la deuxième c’est que je n’ai pas le choix.
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