mercredi 16 mai 2012


Observations d’un peintre m’zungu

Les gens qui passent lorsque je peins en ville donnent une bonne idée de Mayotte ; quatre vingt dix pour cent sont noirs et dix pour cent sont blancs. Certains s’arrêtent, beaucoup ne s’arrêtent pas.
Je ne parle ici que des gens qui ne me connaissent pas et qui s’arrêtent quand même.

Sur dix wazungu qui s’arrêtent six ou sept sont des femmes, trois ou quatre sont des hommes.
Sur dix noirs qui s’arrêtent, neuf sont des hommes.

Sur dix wazungu mâles qui s’arrêtent plus de la moitié ont une parole aimable, ou font un compliment sur le travail ; la conversation s’engage si mon regard croise le leur.
La proportion est à peu près la même si les wazungu sont des femmes.

Sur dix hommes noirs qui s’arrêtent sept ou huit vont faire un sourire, un bonjour ou/et un compliment. Même s’il n’y a pas communication visuelle.
Sur dix femmes qui s’arrêtent deux ou trois vont faire un sourire ou un hochement de tête. S’il n’y a pas échange de regards il est rare que la femme prenne l’initiative de la parole.

L’attitude des hommes d’ici oscille entre le manque d’intérêt et l’intérêt poli, souvent teinté d’une pointe d’amusement ; quelque chose comme : « Et vraiment on peut vivre de CA ?! »
L’attitude des femmes d’ici oscille entre le manque d’intérêt, voire la franche rigolade si elles sont à plusieurs et la réaction pas toujours polie. Le mépris, lorsqu’il existe, est clairement affiché. Plus le niveau social est bas plus les femmes d’ici ont cette attitude.

Les indigènes mâles faisant partie de l’élite (bien habillés, français correct, grosse voiture, bureau secondaire au 5/5, parking en double ou en triple file) ont le même comportement que celui décrit précédemment. Indifférence, mutisme, vague mépris.
Les indigènes mâles du tout venant, ceux qu’on trouve à la campagne, les gueux, les va nu pieds, les matsaha vendeurs d’oignons sont quant à eux curieux, souriants ou goguenards, et poseurs de questions.

Les mahoraises faisant partie de l’élite s’arrêtent, regardent, engagent volontiers la conversation, commentent et sont aimables. Eh oui !
Les femmes du tout venant manifestent au mieux de l’amusement jovial au pire du mépris et lorsqu’il y a mépris celui-ci est clairement affiché puisque, si je les regarde, elles passent en tournant ostensiblement la tête. Non seulement elles ne s’intéressent pas à mon travail mais elles me font voir qu’elles ne s’y intéressent pas.

Peu de différence entre les jeunes hommes et les plus vieux, sinon peut-être que les jeunes se marrent davantage.
Une grande différence par contre entre les femmes adultes, pas toujours aimables et les jeunes, rigolardes mais plus intéressées.
L’attitude des passants, qu’ils soient hommes ou femmes diffère sensiblement selon que le travail est petit (tableau sur chevalet) ou grand (peinture sur mur) et surtout si le travail est en couleur ou en noir et blanc. Dans ce dernier cas, c'est-à-dire lorsqu’il n’y a que dessin, les chalands des deux sexes s’arrêtent, discutent, plaisantent.
Je n’ai dessiné qu’une fois en extérieur en Grande Comore et je ne peux donc rien en dire. J’ai par contre dessiné et peint à Anjouan (Mutsamudu) et à Mohéli. Les réactions dans ces deux iles sont les mêmes que celles observées à Mayotte, à une exception toutefois, celle de la classe « élite » où les attitudes sont à l’inverse de celles de Mayotte. A Moheli, et surtout à Anjouan mon expérience m’a conduit à constater que les hommes en place discutent avec le peintre plus volontiers que ne le font leurs consœurs. Depuis vingt ans que je peins ici les commentaires les plus méprisants, voire les plus agressifs ont été le fait d’Anjouanaises aisées. C’est comme ça ; Denam’neyo.
Conclusions brèves
Dans les Comores en général et à Mayotte en particulier les gens se fichent complètement de la peinture. Ca, on le savait. A partir de là, deux questions : est-ce que ça peut changer ? Est-ce que ça doit changer ? Impossible de répondre à ces questions dans le format de ce billet. Quelques pistes cependant.
S’il y a changement il ne viendra sans doute, à Mayotte du moins, que des femmes ayant un niveau d’éducation supérieur. Rien à attendre des hommes à cet égard, sauf bien sur si l’artiste va faire ses courses en Ferrari.
Le changement arrivera sans doute plus par le dessin que par la peinture. Peut-être alors conviendrait-il de se passer des profs d’arts plastiques et de les remplacer par des gens sachant dessiner. Des artistes chinois par exemple, fort calés dans ce domaine et auxquels il serait difficile de dire que le dessin ou la peinture sont « des trucs de M’zungu ».
Resteront les questions de savoir si la promotion d’un art se fait par le maître ou par l’agrégé ; est-ce que la peinture sert à quelque chose ; et la toute première des questions, à savoir pourquoi y a-t-il si peu d’intérêt pour la peinture dans la région ?
Les réactions à ce billet peuvent être mises sur mon blog et ses commentaires : http://www.comores-mayotte-art.blogspot.com

3 commentaires:

Olivier P (Mister O) a dit…

Un petit mot, pour te dire tout simplement que J'aime la peinture qui illustre ton billet du 16 mai
Olivier

La famille DAVID a dit…

Si l'on reprend Maslow, l'art ne peut intéresser les habitants de la région puisque leurs préoccupations majeures est de remplir leurs besoins primaires (sécurité, se nourrir et se reproduire)puis, pour ceux qui ont surmonté cette étape, secondaires (insertion dans la société ou dans un groupe et d'y tenir un rôle reconnu). La contemplation de l'art et ses effets sur l'individu relève du développement de soi et ne concernent donc que quelques happy few qui ont les moyens et le temps d'y accorder de l'importance dans leur vie.
D'un autre côté, Cro-Magnon nous a démontré que, malgré des préoccupations primaires non complétement satisfaites, il avait développé son dessin de façon magistrale à Lascaut ou dans la grotte de Chauvet.
Dans toutes les sociétés, à toutes les époques, il y a eu des artistes mais il n'y pas toujours eu le public pour les admirer. Pour ce qui te concerne tu es peut-être dans le mauvais endroit pour une reconnaissance autochtone. C'est frustrant et tu n'auras pas assez de ta vie pour changer cet état de fait. Par contre, la graine est semée. C'est en regardant une œuvre que l'on éduque son œil. Et plus il a d'art à contempler, plus on y devient sensible. Ce que tu produis pour le regard de tous aura une conséquence sur l'intérêt que la population portera à l'art en général et ta reconnaissance bien que posthume sera réelle.

Quant à la peinture qui illustre ton billet, je me réjouis de rejoindre Olivier P. et j'ai hâte...

Guillaume a dit…

Marcel,

je viens de lire votre billet d'humeur dans Upanga du 16 mai. J'ai été sidéré par la puissance et le nombre des préjugés que vous y étalez. Les questions qui me viennent à l'esprit sont les suivantes. Tout d'abord, comment faites-vous pour évaluer, alors que vous êtes en train de peindre, la catégorie socio-professionnelle des curieux ? A leurs vêtements ? A leur voiture ? Ensuite, je me suis demandé si le regard de l'artiste en création (vous en train de peindre), qui par définition met ses tripes sur la toile (pardonnez moi l'expression) est aussi objectif qu'il veut le croire. Il me semble qu'il est difficile d'être juge et partie, et que peut-être votre traduction des regards "méprisants" n'est pas la stricte réalité, et qu'il s'agit peut-être tout simplement d'un manque de culture artistique, entraînant un manque de curiosité.

En fait, je crois que ce billet d'humeur qui reflète votre agacement (tout à fait légitime) face à ce triste constat - mayotte est un désert artistique - ne méritait pas une prise de position aussi simpliste, et qui plus est publique.

J'ai moi même exercé dans le milieu de la culture, et si j'avais dû m'arrêter aux regards de certains, je n'aurais pas vécu le plaisir de remplir parfois des salles de spectacles en milieu rural avec des artistes inconnus du grand public grâce à la mise en place d'un réseau de communication et une confiance avec le public construits au fil des années.

Je vous encourage donc Marcel à continuer votre action, car elle est remarquable. J'ajoute au passage que j'aime beaucoup votre travail et que je ne suis pas le seul, même si je n'ai jamais eu la chance de vous voir au travail à Mamoudzou (j'habite en brousse). Et je vous encourage également à ne pas perdre espoir car la sensibilité artistique est une chance. Et que l'on ne l'acquiert pas facilement...

Avec mon plus profond respect.